Les éditeurs japonais se tournent de plus en plus vers les femmes qu’ils considèrent comme des sauveuses.
Dans le secteur de l’édition, il n’existe aucune publication qui a dépassé la barre des 200 millions d’exemplaires vendus. C’est exceptionnel et c’est indispensable de le souligner”. Sasaki Hisashi, rédacteur en chef de Shônen Jump, le principal magazine de prépublication de l’archipel est manifestement heureux de souligner le succès incroyable de One Piece, manga d’Oda Eiichirô, dont les 61 premiers volumes se sont écoulés à plus de 200 millions d’exemplaires au Japon. En 2010, le 57ème tome a été tiré à plus de 3 millions d’exemplaires, un record pour une première édition, dépassant même Harry Potter. Le record a été battu en brèche en février 2011 avec un tirage de 3,8 millions d’exemplaires pour la première édition du 61ème tome de la série. Bref, One Piece est devenu le pilier sur lequel l’ensemble du secteur de la bande dessinée au Japon s’appuie. Au regard de ces chiffres, on pourrait penser que tout va pour le mieux au pays du manga. Mais c’est loin d’être le cas. Au niveau des magazines de prépublication, seul Shônen Jump parvient à limiter les dégâts grâce aux aventures du capitaine Monkey D. Luffy et son équipage. Lorsqu’en septembre, la série a fait une pause de quatre semaines, les ventes de l’hebdomadaire ont littéralement chuté avant de reprendre quand de nouveaux épisodes ont été publiés.
C’est tout un monde qui est en train de bouger
Mais cette dépendance à l’égard d’une seule série est évidemment dangereuse. Tout le monde se souvient que la fin de Dragon Ball et de Slam Dunk au milieu des années 1990 a entraîné une baisse drastique des ventes. On a donc conscience que le jour où One Piece cessera d’exister, le prix à payer sera très élevé à moins de retrouver un manga susceptible de fédérer un très large public. Les éditeurs cherchent donc des recettes susceptibles d’assurer des rentrées stables. Ils ont notamment investi le cinéma, en favorisant l’adaptation de leurs mangas pour le grand écran [voir Zoom Japon n°2, juillet-août 2010]. La plupart des films produits rencontrent un bon succès auprès du public, permettant aussi de relancer les ventes des mangas eux-mêmes. Cependant, on estime que cette solution a ses limites et qu’il convient de mieux analyser les changements intervenus dans le lectorat afin d’adapter l’offre de contenus. Le principal enseignement de ces dernières années, c’est la disparition progressive de la notion de genre dans le public, en particulier en ce qui concerne les mangas pour hommes (seinen) et les mangas pour femmes (shôjo). Les filles s’intéressent à ce que lisent les garçons et inversement. Par ailleurs, les auteurs féminins de mangas veulent de plus en plus sortir du cadre dans lequel on les avait pour la plupart cantonnés, à savoir la production de mangas pour les filles. Le phénomène ne date pas d’hier bien sûr, mais il est frappant de constater que les publications spécialisées dans le seinen accueillent volontiers des mangaka femmes. Il n’est donc pas étonnant d’apprendre que Shônen Jump, magazine masculin par excellence, a publié fin 2010 un hors-série dont le contenu a entièrement été réalisé par des auteurs féminins. Les responsables de ce numéro spécial n’ont pas hésité à inscrire en gros sur la dernière page “ce sont les femmes qui construisent l’avenir du manga”. Si certains ont pu dire qu’il s’agissait d’un clin d’œil voire d’une provocation, bon nombre d’observateurs ont estimé que le travail des 22 mangaka femmes invitées exprimait parfaitement le changement d’ère qui est en train de se dérouler sous nos yeux. Pour Morning, hebdomadaire publié par Kôdansha, le constat est à peu près le même que pour Shônen Jump. “Les ventes des magazines ne sont pas excellentes, mais dans le même temps, on constate que les mangas sous forme de volumes ne se sont jamais aussi bien portés. Cette bonne santé est dûe principalement aux jeunes femmes entre 20 et 40 ans”, confirme Furukawa Kôhei, son rédacteur en chef. Lorsque le magazine réfléchit à la publication d’une nouvelle série, il cherche la meilleure façon de capter l’intérêt de ce public féminin. Les femmes sont, en effet, les moteurs du changement et leur comportement importe beaucoup aux yeux des éditeurs.
Ils sont également plus enclins, on l’a vu, à accorder de l’espace aux auteurs féminins dont l’approche éditoriale est bien différente de celle des mangaka masculins. Anno Moyoko, à qui l’on doit Happy Mania [éd. Pika], a été une des pionnières, explorant des sujets susceptibles d’intéresser un lectorat varié. Sa série Hatarakiman, inédite en France, qui raconte le destin d’une journaliste qui doit faire ses preuves pour exister dans un environnement à la limite du machisme a connu un énorme succès, et pas seulement auprès des jeunes femmes qui pouvaient s’identifier à son personnage. Elle a ouvert un véritable débat de société et son manga a même fini par être adapté à la télévision. Il est évident qu’un sujet comme celui-là n’aurait jamais été abordé par un auteur masculin. Ses œuvres sont apparues à la fin des années 1990 et au début de la décennie suivante à un moment où, dans la société, les femmes réclamaient davantage de reconnaissance et revendiquaient un traitement plus égal avec les hommes. Dans le même temps, les hommes, confrontés à une remise en question du modèle de société qui avait jusque-là présidé à la construction du pays, ne savaient pas très bien comment appréhender la question féminine. C’est au travers de ces mangas qu’ils ont trouvé des réponses, accélérant ainsi la disparition des frontières entre les différents genres. Les femmes mangaka, comme Kyô Machiko qui a commencé en 2004 à publier dans des magazines masculins, n’ont plus peur de tenter l’aventure et de chercher de nouvelles voies à explorer. Tout cela contribue à brouiller les cartes et remettre en cause nos certitudes sur la façon dont est organisé le manga au Japon. Nous sommes donc à une période charnière qu’il convient de bien appréhender afin d’apprécier à leur juste valeur toutes ces artistes si prometteuses.
Odaira Namihei