Des fleurs, des rondeurs. A première vue, l’œuvre de Mizuno Junko est bien inoffensive. Elle est bien surprenante.
Elle a quitté le Japon pour s’installer à San Francisco. “C’est beaucoup plus facile de travailler ici. Au Japon, une personne comme moi, c’est-à-dire femme, artiste, âgée de plus de 30 ans et sans enfant, est considérée comme bizarre ou anormale. A San Francisco, les gens ont beaucoup plus de respect à mon égard et vis-à-vis de mon travail. Ça me permet de me sentir mieux et de travailler en confiance. De plus, ils apprécient le fait que je sois un peu touche-à-tout. Au Japon, un artiste est censé se concentrer sur une seule discipline”, explique Mizuno Junko, l’air décontracté. Elle assume ce choix de l’expatriation aussi parce qu’elle ressentait les contraintes sociales liées à son sexe. “Depuis que je suis en Californie, il est beaucoup plus facile de me faire des amis ou de travailler avec toutes sortes de personnes sans avoir à me préoccuper de leur sexe ou de leur âge. Quand j’étais au Japon, j’avais du mal à franchir les barrières qui existent entre les générations et les sexes. C’était ennuyeux et franchement inutile”, ajoute l’auteur de Cinderalla dont les éditions IMHO sortent une nouvelle version qu’elle a entièrement revue et recolorisée.
Œuvre culte, Cinderalla est une réincarnation hallucinée de Cendrillon, partie dans les enfers ramener son père et le secret de sa sauce barbecue. “Mon éditeur voulait que je raconte une histoire inspirée d’un conte de fées. J’ai choisi Cendrillon parce que c’était un personnage facile à adapter par rapport à mon style”, raconte-t-elle. Avec ses formes généreuses qu’elle ne cache pas, Cinderalla ne passe pas inaperçue et correspond en effet à une vision de la féminité un peu particulière pour ne pas dire provocatrice. “Je fais ce qui me semble naturel. J’ai beaucoup de mal à analyser mon propre travail sans parler de ma propre personne. On dit que le sexe est présent dans mon œuvre. Franchement, je ne sais pas. Certaines personnes qui ont observé attentivement mon travail estiment que le sexe n’est pas aussi important dans mon travail qu’on le dit. Je crois que cette idée de sexe est liée au fait que mes personnages sont un peu dénudés”. C’est vrai que l’héroïne de Mizuno Junko se promène souvent la poitrine à l’air, mais les a-priori sur son œuvre trouvent avant tout racine dans le style graphique de l’auteur qui souligne justement les rondeurs des personnages féminins. “Il y a des gens, en effet, qui jugent mes mangas trop artistiques et prétentieux en se fondant uniquement sur leur apparence. Ils ne font pas attention au reste, surtout au fait que mes histoires sont dans le fond très classiques. Elles le sont parce que j’ai beaucoup appris du travail d’auteurs comme Tezuka Osamu qui construisaient leurs récits de façon très carrée”, poursuit l’artiste. Le fait qu’elle cite comme référence le père du manga moderne en dit long sur sa culture et son désir d’être aussi reconnue comme une mangaka à part entière, ce que certains hésitent encore à faire. “Il y a longtemps que je ne me pose plus la question. Désormais, je me sens comme une artiste. Quand j’étais plus jeune, j’avais tendance à me sentir inférieure aux autres mangaka dont le graphisme était moins marqué que le mien. Parfois, je voulais même leur ressembler. Aujourd’hui, je suis dans une situation où je me sens libre de faire ce que je veux et j’ai un public qui apprécie mon travail. Voilà pourquoi j’ai renoncé à me demander si j’étais une “vraie” mangaka. Tout ça n’est pas très important”.
Lorsqu’elle était enfant, Mizuno Junko souhaitait ardemment devenir auteur de manga, estimant que c’était le seul métier où l’on pouvait dessiner. Puis un jour, elle a réalisé qu’il y avait bien d’autres secteurs où son talent pouvait s’exprimer. “La peinture, la photographie ou encore le cinéma sont apparus dans ma vie. Je n’ai plus jamais abandonné le domaine des arts graphiques sans pour autant me dire que l’un était supérieur à l’autre”, explique-t-elle. Au cours des dernières années, elle a montré tout son savoir-faire, exposant ses peintures dans plusieurs galeries aux Etats-Unis, tout en continuant à dessiner. Mais, confie-t-elle, ça n’a pas toujours été facile. “J’étais timide. J’ai eu pas mal de difficultés pour entrer en contact avec des éditeurs. Ma timidité m’a été bien plus préjudiciable que mon sexe. D’ailleurs, je ne crois pas que l’industrie du manga soit sexiste. Bien au contraire, si on la compare à d’autres secteurs, on s’aperçoit que les femmes sont bien mieux loties. Il faut aussi rappeler que des auteurs féminins comme Hasegawa Machiko ou Satonaka Machiko ont joué un rôle important dans l’histoire du manga”, rappelle-t-elle. Mizuno Junko se sent bien dans sa peau et est bien moins timide que par le passé. C’est une femme à l’aise dans ses baskets. Elle le doit peut-être à son œuvre riche et colorée qui en fait l’un des auteurs les plus intéressants à suivre. Et on se félicite de pouvoir le faire en France.
Gabriel Bernard
Bibliographie
Cinderalla de Mizuno Junko, traduction de Jérôme Schmidt et Yoko Tanaka, éd. IMHO, 11 €. www.imho.fr