On dit de plus en plus que la séparation entre les mangas pour hommes et les mangas pour femmes n’a plus de sens. Qu’en pensez-vous ?
Oda Makoto : Parmi les 3 millions de lecteurs de Shônen Jump qui est le plus important hebdomadaire de prépublication au Japon, on dit que 50 % d’entre eux sont des filles. Cette tendance existe en fait depuis une vingtaine d’années. Dans le secteur, on dit même que ce sont les femmes qui lisent le plus souvent Shônen Jump. Cela démontre que les lectures se diversifient et que les histoires peuvent être interprétées de façons diverses.
Par exemple, Captain Tsubasa, qui est, je crois, très populaire en France, est à la fois considéré comme un manga à dominante sportive, mais aussi comme un titre romantique si l’on se concentre sur les aventures des personnages principaux. Par ailleurs, le public féminin peut aussi s’intéresser aux relations qui se forgent entre les personnages qu’ils soient amis ou adversaires. Certaines peuvent aussi y voir la possibilté d’une relation homosexuelle cachée entre les principaux protagonistes. Je crois que c’est comme ça que l’on peut expliquer ce passage entre les genres. Et le fait d’élargir son lectorat permet aussi d’ouvrir le champ d’interprétation de chacune des histoires. En définitive, chacun y trouve son compte.
En décembre 2010, l’éditeur Shûeisha qui publie notamment Shônen Jump a sorti un numéro spécial intitulé G Jan [pour Girl Jump]. Sur la dernière page de ce hors-série, on pouvait lire “ce sont les femmes qui construisent l’avenir du manga”. Qu’en pensez-vous ?
O. M. : Pour être honnête, le contenu de ce hors-série n’était pas forcément à la hauteur, mais je crois qu’il faut se réjouir d’offrir à des auteurs féminins la possibilité de s’exprimer. Dois-je rappeler que la majorité des publications disponibles sur le marché japonais est à destination d’un public masculin. Par ailleurs, les publications pour les filles sont souvent mensuelles à la différence de celles pour les hommes qui sont pour la plupart hebdomadaires.
Les femmes – auteurs et lectrices – ont donc moins d’espace pour s’exprimer. Cela dit les éditeurs ont constaté au cours des dix dernières années que les mangas destinés avant tout à un public féminin étaient très porteurs et qu’ils étaient sources de succès. Pour ne citer qu’un exemple, je prendrai celui de Nana.
On peut aussi dire que les œuvres pour les filles et les femmes mangaka ont permis de soulager le secteur des mangas pour les hommes qui a perdu un peu de terrain. En ce qui me concerne, j’y vois surtout la possibilité d’élargir le champ d’expression du manga.
Plusieurs femmes mangaka ont commencé à publier des œuvres qui dépassent le cadre restreint du manga pour filles. Pourriez-vous citer les auteurs que vous aimez le plus parmi elles ?
O. M. : Yoshinaga Fumi, qui est déjà très populaire au Japon, mérite vraiment d’être plus largement connue, notamment à l’étranger. Yoshinaga Fumi a commencé par dessiner des histoires d’amour entre garçons [au Japon, on parle de Boy’s Love (BL) tandis qu’en France on parle de yaoi. C’est un genre très prisé par les lectrices] avant de passer à autre chose avec Seiyô Kotto Yôgashiten [La pâtisserie à l’ancienne, inédit en français] en 1999. Aujourd’hui, sa série Le Pavillon des hommes (Ôku, éd. Kana) connaît un très grand succès au Japon. L’air de rien, elle s’est imposée comme un grand auteur. Dans ses œuvres, le sentiment dominant est le pardon (yurushi). Le pardon envers soi et le pardon envers les autres. Par ailleurs, en explorant le quotidien difficile des minorités masculines et féminines, elle a créé des œuvres qui dépassent largement le cadre du simple divertissement. C’est particulièrement vrai du Pavillon des hommes qui se déroule à l’époque d’Edo.
Quels sont les défis que le secteur du manga va devoir affronter au cours des années à venir ?
O. M. : Ils sont au nombre de deux, car je crois que la question des genres n’est vraiment plus à l’ordre du jour désormais.
Le premier de ces défis, c’est la question du format, je veux dire la question du support de distribution des mangas. Ces derniers temps, on a vu se populariser des machines comme le iPad ou le Kindle. En d’autres termes, il est plus que probable que ce qui était jusqu’à présent imprimé pour être distribué va passer au mode de distribution électronique.
Le second défi relève du domaine de la législation. Fin 2010, Ishihara Shintarô, le maire ultra-conservateur de Tôkyô, a fait passer un texte de loi qui pose des restrictions sur la représentation du sexe dans les mangas. C’est une décision honteuse qui risque d’avoir de très fâcheuses conséquences dans ce secteur important de la culture japonaise. Cela peut évidemment compromettre son avenir. Je crois qu’il est indispensable que nous nous battions pour défendre la liberté d’expression. C’est absolument vital, non seulement pour le manga, mais aussi pour d’autres secteurs.
Néanmoins, malgré les événements tragiques du 11 mars 2011, je pense que les auteurs et les amateurs de mangas souhaitent pouvoir produire et lire des œuvres de qualité et diversifiées. Il y aura bien sûr des difficultés et il faudra les affronter. Cela dit, j’ai la conviction que l’avenir du manga comme celui du pays tout entier d’ailleurs ne s’annonce pas si mauvais que ça.
Propos recueillis par Odaira Namihei