En 1979, Hasegawa Kazuhiko a réalisé L’homme qui a volé le soleil, thriller autour du nucléaire. Il revient sur ce film culte.
Comment vous est venue l’idée de ce film ?
Leonard Shrader était tombé sur un numéro spécial du magazine américain Assassin intitulé “Devenez le premier à faire une bombe atomique dans votre quartier” ou quelque chose dans ce genre. Leonard s’est dit que c’était une idée géniale, un type qui vole du plutonium et construit sa propre bombe A. Il a d’abord proposé le film à Dustin Hoffman avant de m’en parler. Nous nous étions rencontré peu avant et le fait que je sois originaire de Hiroshima a été une sorte de déclic pour lui. Cependant, le premier scénario qu’il m’a presenté était un film à la sauce hollywoodienne. Ça se terminait dans un avion pour le Brésil et un sac plein de billets de banque. Ça m’a mis en rogne. “Mais qu’est-ce-que tu veux que je fasse avec un truc pareil ? Fais-moi quelque chose de plus lourd bon sang ! ” lui ai-je lancé. Il m’a répondu du tac au tac : “Tu veux un truc à la Taxi Driver ? Es-tu sûr de pouvoir assurer ?” Je lui ai dit que c’était exactement ce que je voulais !
Il paraît que le film a changé plusieurs fois de titre.
Au début, j’ai intitulé le film La Bombe qui rit (Warau genbaku). Je ne voulais pas réaliser un énième film dramatique sur la bombe atomique. Des personnes ont tout de suite réagi, en me disant : « Comment osez-vous sortir un film pareil, avez-vous pensé aux atomisés ? » Je les ai écoutés, puis je leur ai répondu que j’avais pensé à tout cela en concevant mon film. J’ai ajouté que j’avais été moi-même atomisé dans le ventre de ma mère et je leur ai demandé : « Et vous, quel genre d’atomisés êtes-vous ? » Il y a eu un grand silence. Je me suis alors dit que pour une fois ma condition de victime de la bombe était une veine. Finalement, c’est la Tôhô qui nous a obligés à changer de titre, car ils ne voulaient pas que le mot “bombe” apparaisse. Après plusieurs propositions, on est enfin tombé d’accord sur L’Homme qui a volé le soleil (Taiyô wo nusunda otoko).
Pouvez-vous nous parler de Hiroshima, de votre expérience en tant qu’atomisé ?
Deux fois par an, des Américains de l’ABCC (Atomic Bomb Casualty Commission) venaient me chercher en jeep pour que je passe une série d’examens. Ce centre de recherche sur les atomisés était un endroit terrible où l’on se servait des victimes pour effectuer des tests sans les soigner. Mais j’étais enfant, on me donnait du coca et je pouvais sécher l’école. C’est comme ça, comme un cobaye, que ma vie d’atomisé a commencé. Puis un jour, je suis rentré à la maison et je n’ai pas trouvé le journal du soir à sa place habituelle. Je l’ai longtemps cherché avant de le trouver caché dans un placard. Dedans, il y avait un article qui parlait de la mort d’un enfant atomisé dans le ventre de sa mère. Je devais avoir 10 ans à l’époque, mais cet épisode a transformé ma relation à la vie. Je me suis dit que, moi aussi, j’allais mourir bientôt. Depuis ce jour, je me suis dépêché de vivre comme si demain allait être mon dernier jour.
Cette conviction de mourir jeune a-t-elle influencé votre carrière ?
Oui. Au début, je voulais être musicien. Puis, je me suis tourné vers le cinéma, car je me suis dit qu’en tant que réalisateur j’avais plus de chance de percer avant de mourir. Cette idée de la mort m’obsédait, je courais partout. A 22 ans, j’ai passé un examen pour faire partie de l’équipe de réalisation du metteur en scène Imamura Shôhei. Finalement, j’ai eu de la chance et j’ai été reçu premier. Après cela, j’ai abandonné mes études pour entrer chez Imamura Pro. A 30 ans, j’étais désespéré de n’avoir toujours pas fait de film quand finalement j’ai pu tourner Le Meurtrier de la jeunesse. Mon plus grand choc fut de me rendre compte, à 40 ans, que j’étais toujours en vie. Je ne comprenais pas. Quelque part ça me révoltait. Cette relation à la jeunesse et à la mort est présente dans mes films, je pense.
Votre premier film est une satire tirée d’un fait divers. Pourquoi avoir choisi ce thème ?
Le Meurtrier de la jeunesse raconte la descente aux enfers d’un jeune homme tout à fait ordinaire aux prises avec des parents qui l’étouffent et qu’il finit par tuer. Le thème de parricide n’avait jamais été traité en profondeur au cinéma et c’était un défi pour un jeune réalisateur comme moi. Mais je ne voulais pas faire un thriller morbide sur une histoire de meurtre commis par un jeune homme. Je voulais réaliser un film universel sur la jeunesse. Je pense que n’importe quel jeune a besoin mentalement de tuer ses parents pour pouvoir passer à l’âge adulte. De plus, je pense que cette histoire m’a touché car je suis profondément anti-paternaliste. Quand je suis devenu jeune père à 24 ans, mes enfants m’appelaient par mon surnom Goji. Je ne voulais pas qu’ils m’appellent papa ni être le vieux qui s’inquiète pour sa fille qui rentre tard. Mon fils a même joué le rôle du jeune assassin enfant dans Le Meurtrier de la jeunesse. Une manière de ne pas oublier que même moi je pouvais devenir le père assassiné.
Le paternalisme est-il un thème qu’on retrouve dans L’Homme qui a volé le soleil ?
Oui, les pro-nucléaires sont des gens paternalistes, à l’instar du gouverneur de Tôkyô, Ishihara Shintarô par exemple. Les politiciens sont fondamentalement paternalistes, ce sont les leaders de la nation. Cette idée d’être guidé par une conscience étatique qui, dans le même temps, nous contrôle est quelque chose qui me dépasse complètement. On ne peut pas définir l’humain par rapport à l’Etat. Il n’existe pas de “Monsieur nation” ni de “Monsieur système”. Tout ça, c’est juste une invention de l’homme. Depuis que je suis enfant, je me demande pourquoi on attache autant d’importance à la nationalité. Pour moi, un type barbant est un type barbant, quelle que soit sa nationalité ! Ce qui m’importe, c’est la personnalité de chacun. L’Homme qui a volé le soleil parle de cela. On y voit un professeur de physique qui défie l’Etat pour s’affirmer en tant qu’individu. Il ne sait pas quoi revendiquer et, en définitive, il se retrouve victime de sa propre bombe. Il n’y a pas plus sincère comme histoire !
Vous revendiquez votre individualisme. Ce n’est pas évident dans la société japonaise ?
En effet. Si j’étais né une génération avant, j’aurais probablement été emprisonné en tant que hikokumin, paria de la nation ! Cest comme cela qu’on appelait les gens qui refusaient de collaborer à l’effort de guerre et à la folie nationaliste. C’est un terme très fort en japonais, presque proche de “anti-humain”. L’Etat japonais a conduit la nation vers l’impérialisme et l’a amenée à des crimes de guerre épouvantables dont il faut tirer des leçons. Je pense que L’Homme qui a volé le soleil est à sa façon un film hikokumin, c’est-à-dire qui renie l’Etat. Quand Sawada Kenji danse sur Get up stand up de Bob Marley, en tournant autour de sa bombe toute clinquante, cela peut choquer des gens, mais pour moi il n’y a aucune ambiguité. C’est ma manière d’exprimer mon point de vue. Il y a beaucoup d’atomisés qui ont choisi des moyens politiques ou le militantisme pour lutter contre le nucléaire. Moi j’ai choisi le cinéma. Je crois que chacun dispose de son propre moyen d’expression. C’est ce qui fait la richesse de l’individu.
Que pensez-vous de la situation à Fukushima et des déclarations du Premier ministre à l’égard d’une sortie du nucléaire ?
Ces accidents nucléaires à répétition nous rappellent à quel point nous sommes arrogants et idiots de vouloir utiliser l’énergie atomique. Le nucléaire est comme le soleil, c’est une énergie que l’homme ne peut pas contrôler ! Quand il y a eu Tchernobyl, on s’est dit : “Ce sont des Russes, pas étonnant qu’un tel accident se produise !” Mais cette fois-ci avec ce qui s’est passé à Fukushima, le monde entier remet en cause le mythe de la sécurité du nucléaire. Les Japonais passent pour être un peuple délicat, intelligent et très avancé technologiquement. Pourtant, un Tchernobyl japonais s’est produit. Ce que je voudrais, c’est que les Japonais apprennent à juger par eux-mêmes et à s’exprimer plus librement. Il faut être fier de ce que l’on est, pas du fait d’être Japonais. Dans ce sens, j’aimerais qu’il y ait plus de Japonais “hikokumin” ! Pour ma part, je ne crois pas aux politiques et je n’ai jamais voté. Après les déclarations scandaleuses de Tepco et de tout le conglomérat économique, politique et médiatique qui les entoure, il est difficile de changer d’avis. Il n’empêche que je suis en train de réfléchir à un autre film.
Peut-on savoir de quel genre de film il s’agit ?
C’est encore un secret, mais je peux vous donner une idée. Il s’intitulera : Back to Fukushima !
Alissa Descotes-Toyosaki
Son film le plus marquant
Même si L’Homme qui a volé le soleil n’est pas un chef-d’œuvre au sens cinématographique du terme, ce film n’en est pas moins devenu une référence pour de nombreux Japonais. Non seulement il explore le thème de la révolte d’un individu face à l’Etat, mais surtout il soulève la question du risque nucléaire. Ces deux thèmes lui ont permis de s’imposer auprès du public japonais. En 2009, le magazine Kinema Junpô, bible des cinéphiles, l’a même classé au septième rang des meilleurs films japonais de l’histoire. Dans le contexte actuel de l’accident à la centrale de Fukushima Dai-ichi, de nombreux spectateurs se sont souvenus de ce long métrage et de sa thématique qui avaient défrayé la chronique au moment de sa sortie en 1979. Ils se sont rappelés des premières images du film où l’on voit un homme (Sawada Kenji), professeur de physique dans un collège, en train de surveiller la centrale de Tôkaimura, située non loin de celle de Fukushima, dans le but d’y dérober de quoi fabriquer une bombe atomique. En faisant peser la menace nucléaire sur une société trop sûre d’elle-même, le Japon est alors en plein essor économique, l’enseignant, malgré des exigences absurdes, veut réveiller ses contemporains. Plus de trente ans après, L’Homme qui a volé le soleil conserve la même force et montre qu’il est vain de vouloir s’approprier une telle énergie dans la mesure où celle-ci peut devenir incontrôlable. Si certains ont pu reprocher à Hasegawa Kazuhiko d’avoir cherché à en faire trop, il n’en reste pas moins vrai que son film est un plaidoyer en faveur d’une société où les individus pourront s’émanciper d’un Etat trop dirigiste. Un débat qui est plus que jamais d’actualité dans l’archipel.