Dans ses romans, on a l’impression que Murakami cherche beaucoup à mettre à contribution l’ouïe des lecteurs.
Konuma Jun’ichi : En effet. On y trouve nombre de musiques et on ne compte plus le nombre d’artistes et de morceaux qui y apparaissent. Dans Les Amants du Spoutnik, on a même une musique qui vient d’un monde étrange. Il y a néanmoins quelque chose de très important à mes yeux, c’est le rapport au silence. On rencontre souvent des situations sans musique et des descriptions pleines de silence. Ainsi dans La Fin des temps apparaît une femme sans voix.
Il y a donc beaucoup de musique et il y en a eu beaucoup. Mais d’un côté, il y a des situations soutenues par le silence ou extrêmement paisibles. Que trouve-t-on entre les deux ? On est tenté de penser qu’il ne se passe pas grand chose comme ces infimes changements de musique. Pourtant, c’est sans doute la marque de fabrique de son écriture. Murakami place le centre de gravité de son œuvre dans la narration. Il ne se concentre pas sur les petits détails. Ceux-ci ne viennent pas rompre le débit de l’histoire. Voilà pourquoi il est difficile d’en percevoir la mesure accoustique sans pour autant aller jusqu’à mettre en cause la présence ou non d’une musique dans son œuvre. Elle est évidemment liée de manière étroite à l’écriture de l’auteur. Ses romans sont bâtis de telle sorte que deux mondes coexistent. Par rapport à la littérature du XIXème siècle qui mettait l’accent sur la description, Murakami ne pose aucune limite. Depuis la seconde moitié du siècle dernier, de nombreux écrivains n’attachent pas d’importance à la description visuelle. Du fait de la télévision, du cinéma et d’Internet, ils semblent ne pas vouloir s’embêter avec cela, préférant mettre l’accent sur la dimension sonore. Cela varie bien sûr d’un auteur à l’autre, mais il est clair que Murakami y consacre une attention particulière.
D’après vous, les références au jazz ou à la musique pop qui caractérisent l’œuvre de Murakami ont-elles favorisé le fait qu’il soit perçu comme un écrivain sans frontières ?
K. J. : Il est clair que le jazz et la pop américaine sont devenus des éléments communs à la culture de masse des pays industrialisés, en particulier au cours des années 1960-1990. On peut se demander actuellement si cela est encore vrai. Ne considère-t-on pas aujourd’hui jazz et pop comme des musiques désuètes ou comme des éléments nostalgiques ? Bien sûr, les jeunes écoutent toujours de la musique. Mais elle est bien différente de celle que Murakami écoutait lorsqu’il était plus jeune. A son époque, on partageait des goûts musicaux à peu près semblables. Ce n’est probablement plus le cas aujourd’hui. On peut dire que son recours au jazz et à la pop fait de lui un écrivain universel.
Cette époque où l’on écoutait beaucoup de jazz et de pop et que beaucoup de gens connaissent encore sont présents dans les romans de Murakami. C’est une atmosphère dans laquelle ses lecteurs se retrouvent, en particulier dans les œuvres publiées avant Chroniques de l’oiseau à ressort. Aujourd’hui, la situation a changé. On a du mal à trouver cette musique. Le Murakami d’aujourd’hui a la soixantaine. Il écoute probablement la pop actuelle, mais elle n’apparaît pas dans ses romans. C’est peut-être pour cela qu’il s’intéresse à la musique classique et lui donne un autre dessein que le jazz ou la pop. J’en viens à me demander si ce n’est pas un tournant, une conversion dans son œuvre. Même si la dimension universelle demeure, on peut néanmoins se demander si, du point de vue de l’utilisation de la musique, il n’y a pas, au niveau qualitatif, un avant et un après Chroniques de l’oiseau à ressort.
Malgré le changement d’époque, ces musiques fonctionnent toujours en tant que standards ou éléments nostalgiques. Depuis Chroniques de l’oiseau à ressort, il a changé d’orientation avec des œuvres de musique classique moins fortes. J’ai l’impression qu’il cherche à donner un autre sens à son universalité.
Du fait de sa popularité au Japon et dans le monde, on a tendance à penser que Murakami exerce une influence sur le monde de la musique. Ne dit-on pas que les ventes de la Sinfonietta de Janácek se sont envolées après la sortie de 1Q84 ? Quel est votre avis ?
K. J. : S’il est vrai que le CD de la Sinfonietta s’est très bien vendu, la popularité de Janácek reste limitée.
On ne peut pas nier que Murakami soit responsable de l’intérêt que nombre de ses lecteurs manifestent
à l’égard des musiques dont il parle dans ses romans. Néanmoins, il est difficile d’affirmer que cela provoque un quelconque changement.
Autant le manga Nodame Cantabile [éd. Pika] qui s’est très bien vendu et a été adapté au cinéma a permis d’attirer le public vers les salles de concert, autant l’œuvre de Murakami n’a pas produit d’effets similaires. Au mieux, y a-t-il eu des compilations de morceaux de jazz figurant dans son œuvre ou des guides musicaux s’appuyant sur ses romans. Il y a quelques années, j’ai envisagé de publier un livre sur Janácek, mais vu la complexité du sujet, j’avais repoussé sa sortie d’une dizaine d’années. Puis, est arrivé 1Q84, je me suis dit que cela aiderait la vente de mon livre. En fait, il ne se serait pas mieux écoulé s’il était sorti ! D’autre part, peu de musiciens semblent s’inspirer de l’œuvre de Murakami. J’ai seulement entendu parler de la compositrice Mochizuki Misato qui a écrit l’opéra Pan’ya daishûgeki [La Grande attaque de la boulangerie] (2009) adapté de la nouvelle éponyme de Murakami. Cette création a été présentée en Allemagne et au Japon.
Propos recueillis par Odaira Namihei