Pour sauver des centaines de milliers de clichés récupérés au lendemain du tsunami, Fujifilm et des volontaires se sont mobilisés.
Dans la galerie d’art Chiyoda 3331 à Tôkyô, une soixantaine de volontaires s’activent autour de bacs remplis de photos. Ce sont des clichés lessivés par le tsunami du 11 mars et récupérés dans les décombres par les forces d’autodéfense japonaises et les habitants lors des fouilles entreprises dans les jours qui ont suivi le séisme. “Depuis la catastrophe, notre société a reçu des milliers d’appels de personnes sinistrées. Comment récupérer les photos recouvertes de boue ? Comment enlever l’eau de mer ? Il y avait tellement de demandes que nous avons décidé de mettre en place une opération pour sauver les photos du tsunami”, explique Inahata Takao, responsable des relations publiques au sein de la société Fujifilm.
Lancée à la mi-avril, cette initiative a d’abord commencé par une page sur Internet pour expliquer au public les techniques pour récupérer des photos abimées par l’eau. “Nous nous sommes appuyés sur des techniques élaborées lors des inondations qui ont frappées la région de Nagoya en 2000. Cependant, cette fois-ci, les dommages causés par le tsunami étaient beaucoup plus importants et nous avons ouvert un atelier spécial dans notre usine de Kanagawa”, poursuit M. Inahata. Les tests de simulation sur des photos immergées dans l’eau de mer et recouvertes de boue ont porté sur une soixantaine de cas pour récupérer non seulement des tirages argentiques, mais aussi des photos numériques ou des impressions à sublimation thermique. “Lors d’un reportage télévisé, Fujifilm a fait la démonstration en direct de son savoir-faire sur des photos récupérées après le tsunami. Le résultat a été concluant. Cela nous a donné envie de poursuivre et de lancer un projet de restauration dans l’ensemble des zones sinistrées. Mais pour cela, il fallait d’abord aller sur place pour rencontrer les volontaires et voir de nos yeux ce que nous pouvions faire”, ajoute-t-il.
Alignées sous le grand gymnase de la galerie Chiyoda, des milliers de photos rougies et délavées attendent d’être nettoyées. “Ces photos ont été récupérées dans la ville de Nadori, dans la préfecture de Miyagi, et envoyées à Tokyo”, explique Itabashi Yuichi qui supervise les opérations de restauration. Il s’est rendu à Kesennuma, près de Nadori, au début du mois d’avril. “C’était la première fois que j’allais dans la région depuis le tsunami. Dans un centre de réfugiés, j’ai rencontré un responsable d’un projet local pour laver les photos. Sa maison avait été emportée. Il m’a dit : “J’ai tout perdu dans le tsunami, mais pas mes souvenirs. Si on a des photos, les souvenirs restent aussi”. Cela m’a beaucoup touché”, rappelle M. Itabashi. Il avait accompli ce voyage pour s’assurer de l’importance de lancer une opération de cette nature alors que des milliers de personnes attendaient d’être relogées. “Ce qui m’a frappé dans les centres de réfugiés, c’est la quantité de photos récupérées. Pour ces personnes qui avaient tout perdu, regarder des photos leur donnait la force de retrouver une vie normale. Quand je me suis rendu compte de cela, je me suis dit que nettoyer des photos pour les rendre à leur propriétaire était aussi important que déblayer les décombres d’une maison ou rétablir la distribution d’électricité”, souligne-t-il.
Durant tout le mois de juillet, Fujifilm a accueilli dans son usine de Kanagawa 1 200 employés volontaires de la société qui ont nettoyé plus de 170 000 clichés. Ce travail titanesque n’aurait pas pu être effectué sans l’aide de milliers de personnes sur place qui ont récupéré les photos au milieu des décombres. “L’opération de sauvetage des photos lancée par Fujifilm a d’abord commencé dans les zones sinistrées”, rappelle Inahata Takao. “Des participants à l’opération se sont relayés chaque week-end pour aller dans une soixantaine de centres de réfugiés implantés entre les préfectures d’Aomori et Fukushima. Leur rôle a été de former les volontaires sur place aux techniques de lavage de photos, mais aussi d’apporter du matériel de base comme des gants ou des réchauds à gaz pour le séchage”, ajoute-t-il. Cette première étape sur le terrain avec des volontaires et des refugiés du tsunami a été une expérience précieuse. Elle a motivé les membres de l’opération à la poursuivre à Tôkyô. “Le projet a eu un succès inattendu et grâce au bouche à oreille et à Twitter, beaucoup de gens à Tôkyô ont voulu y participer. Nous avons donc décidé de réaliser deux ateliers de lavage de photos au mois d’août dans la galerie Chiyoda, avec la participation du public”, rapporte Inahata Takao.
Equipée d’un masque et de gants, Shichi Kyoko enlève délicatement le film plastique qui recouvre les photos avant de les brosser pour ôter la boue. “J’étais volontaire pour nettoyer les jardins à Kesennuma au mois de mai lorsque j’ai entendu parler du projet de lavage des photos”, explique cette jeune femme originaire de Tôkyô. Kyoko est photographe amateur comme la plupart des volontaires présents dans la galerie Chiyoda. “Je suis heureuse de savoir que ces photos seront rendues propres à leur propriétaire. Mais plus que pour les autres, c’est pour moi que je le fais. Nettoyer les photos me fait du bien”, sourit-elle. A côté d’elle, deux autres volontaires se chargent de laver les photos à l’eau tiède tandis qu’au bout de la chaîne, quatre autres personnes les rincent avant de les mettre à sécher. Le travail est méthodique et chaque équipe répète inlassablement les mêmes gestes. “Contrairement à d’autres activités de volontariat, laver les photos ne demande pas d’efforts physiques et nous pouvons le faire à Tôkyô”, lance Sugawara Yuka. Cette étudiante en art a décidé de créer un projet similaire dans son université de Tama. “Beaucoup de personnes veulent aider, mais ne peuvent pas se rendre sur place. Laver les photos nous permet de partager des moments de vie avec les personnes sinistrées”, ajoute-t-elle. Yuka se rappelle avec émotion d’un album photo repêché au large de Kesennuma. “Il y avait à l’intérieur toute la vie d’une femme, de sa naissance à son mariage. En nettoyant ses photos, j’ai eu l’impression de la connaître, c’était bouleversant”.
Le soleil de fin d’après-midi éclaire doucement les photos lavées qui sèchent par centaines le long des murs. Il y a là des photos d’enfants, des réunions de famille ou de collègues de travail, des clichés pris en voyage ou lors de moments passés entre amis dans des bars. Ce sont des photos que tout le monde a chez soi et qui rappellent à quel point la photo joue un rôle de mémoire dans notre vie. Rien qu’à Kessenuma, plus de 1,2 million de photos ont été retrouvées. Certaines seront rendues directement à leur propriétaire, tandis que d’autres seront renvoyées à Nadori dans l’espoir qu’on vienne les chercher. “Il y a aussi toutes les photos irrécupérables”, soupire Inahata Takao, en désignant des petits tas déposés sur un papier journal. “Le papier photo est très résistant, mais quand il reste très longtemps immergé dans l’eau vaseuse, il est dévoré par les bactéries”, explique-t-il. Les zannen shashin comme on appelle ces photos “que l’on regrette” seront brûlées au temple en mémoire de ceux à qui elles ont appartenu. Un rituel sacré qui exprime combien une simple photo est un trésor pour les survivants de cette catastrophe. “En me ramenant mes photos à la vie, c’est à la vie que vous m’avez ramenée”, expliquait une dame dans une lettre de remerciement adressée aux membres de cette opération hors du commun.
Alissa Descotes-Toyosaki