Architecte parmi les plus influents de sa génération, il veut aider les sinistrés du 11 mars à repenser leurs villes.
Comment avez-vous vécu le 11 mars 2011 ?
Itô Toyô : J’étais en réunion au 3ème étage de mon agence à Tôkyô. Les secousses étaient très fortes et nous sommes tous descendus dans la rue par l’escalier. Derrière nous, on a vu un immeuble d’habitation haut d’une centaine de mètres qui se balançait tout doucement de gauche à droite. C’était très effrayant. Le lendemain, le 12 mars, on devait fêter les dix ans de l’ouverture de la Médiathèque de Sendai, et je devais y faire une conférence. Mais ce qui m’importait alors le plus, c’était de savoir ce qui se passait là-bas.
Est-ce que votre vision ou pratique de l’architecture a changé depuis cette date ?
I. T. : Toute ma vie, j’ai réfléchi à l’architecture en me concentrant sur Tôkyô et en me demandant ce que devait être l’architecture urbaine. Mais la ville a beaucoup changé. L’architecture de la capitale est devenue ennuyeuse. Presque tous les bâtiments sont construits de manière semblable. C’est seulement en surface que l’on rajoute quelque chose, pour créer un changement. Les architectes travaillent principalement sur ce petit quelque chose en surface. Ils ne sont plus connectés à la vraie nature de l’architecture. Ces dernières années, j’ai commencé à réfléchir à la manière de redonner à l’architecture un sens plus social. C’est à ce moment-là que le tremblement de terre s’est produit dans le nord-est de l’archipel, dans cette région qu’on appelle le Tôhoku. Cette dernière a été oubliée par le développement économique du Japon. Je m’y suis donc rendu pour essayer de saisir l’état d’esprit qui y régnait. C’est une démarche personnelle destinée à nourrir ma réflexion.
Dans l’architecture actuelle, tout le monde parle d’écologie, d’énergie renouvelable, de développement durable, mais dans les faits, la limite entre l’environnement naturel et l’environnement habité par les hommes est beaucoup plus marquée aujourd’hui que par le passé. C’est dans ce contexte que l’on travaille à améliorer l’efficacité énergétique, en faisant appel par exemple aux énergies renouvelables. Je pense que l’on a fait, à la base, une erreur fondamentale. Autrefois, les maisons japonaises étaient en bois. Elles permettaient d’entretenir un rapport plus harmonieux entre l’environnement intérieur et extérieur. Il existait toutes sortes de partitions (shōji, fusuma, kôshi…) qui, en se combinant, permettaient de changer successivement la relation entre extérieur et intérieur. J’aimerais intégrer de nouveau cette manière de penser afin de me rapprocher au plus près de l’efficacité énergétique. J’avais le projet de mettre cela en place dans le Tôhoku. Mais en allant dans les zones dévastées, j’ai réalisé que la reconstruction des villes était en train de calquer exactement l’architecture contemporaine de Tôkyô. C’est le même modèle de pensée. J’ai eu un véritable choc en voyant cela.
A Tôkyô, on ne trouve plus beaucoup d’engawa comme dans les maisons traditionnelles, ces zones intermédiaires entre intérieur et extérieur.
I. T. : C’est vrai. Il se passe exactement la même chose avec les logements provisoires. Leurs concepteurs ont repris le modèle des appartements de Tôkyô et les ont refaits en plus petit. Cela favorise un minimum d’intimité, mais s’il y avait un engawa entre les voisins, la vie dans ces logements provisoires changerait énormément. C’est pourquoi, je fais des propositions dans ce sens à Kamaishi. Autrefois, les voisins ne rentraient pas chez les uns chez les autres par la porte principale. Ils passaient par le jardin et se saluaient sur l’engawa. Là, ils s’asseyaient et se retrouvaient pour discuter. C’est ce type de lieu avec des espaces de partage que je voudrais mettre en place. On dit que Tôkyô est une ville sûre, mais elle doit encore s’ouvrir. Dans la Maison pour tous (Minna no ie) du quartier de Miyagino à Sendai, j’ai créé un engawa. Ainsi, le matin, si une personne âgée vient s’y asseoir, et qu’une autre personne vient à passer, elles se saluent et peuvent prendre le temps de s’installer pour discuter. La communication se fait alors de manière naturelle. De ce point de vue, Tôkyô a beaucoup de choses à apprendre du Tôhoku. Il est temps maintenant de repenser et de construire un modèle japonais fondé sur les principes d’union avec la nature, de communauté et de partage.
Pouvez vous expliquer plus précisément vos projets autour de l’idée visant à créer des liens sociaux ?
I. T. : J’ai d’abord eu le désir de faire quelque chose immédiatement après le désastre, même à petite échelle. Quelques jeunes architectes m’ont fait remarquer qu’ils auraient aimé que je développe un projet de plus grande ampleur. Mais j’ai voulu, dans un premier temps, créer une petite maison en bois au milieu des logements provisoires que tout le monde pourrait utiliser, une Maison pour tous. L’idée est que les habitants peuvent s’y réunir, trouver du réconfort, manger, discuter ou boire. J’ai élaboré ce projet en discutant avec les habitants et en collaborant avec cinq architectes. C’est moi qui ai conçu et fait les plans de la première Maison pour tous. Les autres architectes vont s’occuper des quatre autres maisons en cours de réalisation à partir de leurs propres plans.
L’idée de la Maison pour tous m’est venue après avoir visité les centres de réfugiés. Les gens vivaient ensemble dans les gymnases et disaient qu’ils ne voulaient pas aller dans les logements provisoires en préfabriqué, parce qu’ils s’y sentiraient isolés. Dans les gymnases, ils pouvaient rester ensemble, manger et discuter. En les écoutant, je me suis dit qu’il leur faudrait un endroit où ils pourraient continuer à se retrouver et faire la cuisine ensemble. J’ai commencé, à petite échelle, avec une maison en bois dans le quartier de Miyagino, à l’est de Sendai. Le lieu a été inauguré à l’automne dernier. Il a bénéficié du soutien financier de la préfecture de Kumamoto, à Kyûshû. Les habitants sont très heureux de l’avoir et ils l’utilisent tous les jours.
Est-ce que la notion de bien-être est importante pour vous ?
I. T. : Je réfléchis depuis longtemps, et bien avant le projet de Maison pour tous, à la manière de créer des espaces dans lesquels les gens se sentent bien. Donner le sentiment de liberté est très important à mes yeux. J’ai pu le constater à la Médiathèque de Sendai. On trouve des personnes âgées qui lisent ou regardent des vidéos à côté d’enfants qui peuvent se mettre à courir. Il est très important que les étudiants, les gens âgés et les enfants se retrouvent tous ensemble pour utiliser ce lieu. J’ai fait disparaître les séparations. Grâce à cela, les habitants de Sendai adorent la Médiathèque et en prennent soin. A n’importe quelle échelle, ce genre de chose peut être recréé. L’important est qu’on s’y sente tout de suite à l’aise.
Des lieux comme la Maison pour tous sont particulièrement importants, non seulement pour se retrouver et se réconforter, mais aussi pour réfléchir et discuter ensemble de la nouvelle ville à reconstruire. On est en train d’en élaborer une autre à Kamaishi, dans la préfecture d’Iwate. Elle ne sera pas implantée au milieu des logements provisoires, mais dans la rue commerçante. Elle devrait être prête d’ici deux à trois mois. Dans ce type de lieu au cœur de la ville, on pourra alors réfléchir à la manière de faire revivre le quartier qui a été totalement détruit. On prévoit toutes sortes de manifestations festives et opérations avec des enfants. C’est en participant à ce genre d’évènements que les gens auront l’occasion de se pencher sur la reconstruction de leur ville.
Je travaille aussi sur un autre projet plus ambitieux à Kamaishi. La population était de 40 000 personnes avant le désastre. Je participe au plan de reconstruction de la ville. Celui-ci comporte beaucoup de paramètres et il est extrêmement complexe. Je participe seulement en tant que conseiller au sein de la Commission en charge de la reconstruction que la ville a mise sur pied depuis l’année dernière. On ne sait pas encore sur quel genre de projets architecturaux cela va déboucher. On commence tout d’abord par la structure générale. Il faut régler en premier lieu le problème du transfert de la ville et des logements vers de nouveaux espaces. Il faut décider où l’on va implanter les maisons, les écoles ou encore l’hôpital. Les gens ne peuvent pas l’imaginer concrètement et il leur est difficile de donner un avis. Mon rôle est de les conseiller en leur faisant des propositions.
Est-ce que l’Etat ou les villes financent des projets comme la Maison pour tous ?
I. T. : A la base, ce sont des donations (voir p. 13). La ville ne donne rien. Au Japon, il est de règle de faire exactement la même chose partout pour assurer l’équité entre tous, surtout après une catastrophe naturelle. C’est dans ce contexte que les logements construits lors du séisme de Kôbe ont servi de modèle de base pour les logements dans le Tôhoku, même si le climat est plus rigoureux. Lorsqu’on s’en est rendu compte, il a fallu rajouter des doubles-vitrages pour isoler. C’est le côté négatif de la bureaucratie japonaise où le principe d’équité est poussé à son extrême. A cause de cela, les villes doivent construire la même chose partout. Si certains logements provisoires bénéficiaient des aménagements que nous avons imaginés pour nos maisons mais pas d’autres, cela poserait problème. Faire une chose très belle dans un seul endroit ne convient pas non plus. La ville ne peut donc pas investir dans ce genre de choses. C’est donc pourquoi nous faisons appel aux dons. Nous prévoyons de construire d’autres Maisons pour tous dans les zones de relogements provisoires. Avec les autres architectes, nous parlons en ce moment d’en construire quatre au cours des 3 à 4 mois à venir. Mais au fond, j’aimerais en construire une centaine.
Propos recueillis par Keiko Courdy, réalisatrice du Japan Webdoc Project
Biographie
Itô toyô est né en 1941. Diplômé en architecture de l’Université de Tôkyô en 1965, héritier de la réflexion métaboliste de Kikutake Kiyonori sur les villes utopiques, il a développé un style qui se caractérise par la légèreté et la transparence. Il a été nommé commissaire du Pavillon du Japon à la Biennale d’architecture de Venise 2012.