Déçu par les pesanteurs administratives, l’architecte japonais se bat pour donner aux sinistrés des logements dignes de ce nom.
Le 11 mars a-t-il changé quelque chose dans votre travail d’architecte ?
Ban Shigeru : Je travaille sur l’architecture liée à l’accueil de réfugiés depuis 1994. Ce n’est donc pas la première fois que je suis confronté à ce genre de situation et cela ne change rien. En revanche, il y a beaucoup d’architectes japonais qui s’y sont intéressés pour la première fois. Cela ne change rien non plus que je sois Japonais. Le Japon est important à mes yeux, car c’est mon pays natal. Mais quand une catastrophe se produit, c’est la même chose partout. Il est juste un peu plus facile de travailler au Japon, parce que j’ai un bureau et beaucoup d’étudiants. Les séismes ne sont pas une catastrophe naturelle. C’est un désastre créé par l’homme. Les séismes eux-mêmes ne tuent pas les gens. Ce sont les immeubles qui tuent en s’effondrant. C’est donc notre responsabilité d’architecte. Dans le cas des réfugiés, les gens ont besoin de nouvelles maisons, mais on ne demande pas à des architectes de les construire. Le gouvernement s’adresse à des sociétés spécialisées dans le préfabriqué. Les architectes ne sont pas impliqués dans le processus. Voilà pourquoi la situation est si catastrophique.
Quel genre de propositions avez-vous fait pour le Tôhoku ?
B. S. : Nous avons réfléchi avec mes étudiants à ce qui était le plus approprié pour les réfugiés, et qui pouvait aussi être accepté par les autorités. Nous avons construit un prototype à partir de mes expériences passées au Rwanda, à Kôbe ou à Niigata. Nous leur avons montré exactement ce que nous voulions faire. C’est uniquement lorsque nous avons eu la chance de rencontrer des gens bienveillants parmi les autorités locales que notre projet a pu être lancé. Pour cela, nous avons visité une cinquantaine de centres de réfugiés.
Qu’est-ce qui vous pousse à vous engager ainsi personnellement ?
B. S. : Les architectes travaillent en général pour les classes privilégiées. Le pouvoir et l’argent sont invisibles. Ces gens riches emploient des architectes pour rendre visible leur pouvoir et leur argent grâce à une architecture monumentale. J’ai été très déçu par notre profession. J’avais pensé qu’en tant qu’architecte, je pourrais aussi travailler pour le grand public, mais j’ai découvert que nous travaillions seulement pour les nantis. Lorsque j’ai vu les structures pour les camps de réfugiés au Rwanda en 1994 où les gens avaient extrêmement froid sous leurs couvertures, j’ai essayé de trouver des solutions. Les infrastructures données par les Nations Unies n’étaient pas efficaces pour les protéger. Les aides médicales ne servaient à rien s’ils ne bénéficiaient pas d’un abri approprié. Alors je me suis rendu à Genève au Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. C’est comme les autorités locales au Japon. Si on les contacte par lettre, ils ne répondent pas. J’y suis donc allé directement sans rendez-vous pour rencontrer des gens et les convaincre. J’ai eu la chance de tomber sur la bonne personne qui m’a immédiatement recruté pour développer ce projet au Rwanda.
En plus des systèmes de séparation dans les centres de réfugiés, vous avez aussi travaillé sur des logements provisoires ?
B. S. : Avant même le séisme, j’avais déjà dessiné le projet de maisons temporaires à trois niveaux conçues avec des conteneurs. Je savais que les logements provisoires du gouvernement seraient inadaptés et je m’étais préparé en recherchant l’opportunité de mettre en place ce projet. Ma solution en étage était appropriée à la situation qui prévaut dans le Tôhoku. Le désastre s’étend sur plus de 500 km de côtes et les villes n’ont pas assez d’espace libre. Il y a très peu de zones plates pour construire les logements provisoires. Les gens ne veulent pas non plus vivre trop loin des côtes. La solution de maisons sur plusieurs étages me semblait la plus appropriée pour répondre à ces conditions. Tout de suite après la catastrophe, je me suis inscrit à la préfecture. On ne peut pas construire sans autorisation. Il faut que les responsables locaux donnent leur accord pour être commissionné et financé par le gouvernement. Avant même que mes maisons sur plusieurs étages n’aient été acceptées, j’ai fait cette démarche, tout en continuant à visiter les centres de réfugiés avec les systèmes de partitions.
Par chance, j’ai rencontré celui qui était encore maire d’Onagawa. Il cherchait des solutions pour construire des maisons provisoires, car il manquait d’espace. Je lui ai proposé mon plan et il l’a beaucoup aimé. Ce maire était très enthousiaste et il avait assez de poigne pour imposer ce projet. En général, c’est très difficile de faire quelque chose de différent. Il a dû prendre la responsabilité et c’est comme cela que ce projet hors norme a pu voir le jour. Je travaille aussi sur la conception d’un autre projet à Sôma dans la préfecture de Fukushima. C’est un centre pour enfants orphelins baptisé « ART MAISON ». Ce projet est sponsorisé par LVMH. Dans la même ville, on m’a aussi demandé de concevoir des logements publics bon marché. Les gens vont devoir quitter les logements provisoires et intégrer des maisons permanentes. La ville de Sôma m’a donc demandé de concevoir quatre appartements doubles.
Pouvez-vous nous expliquer votre approche des logements provisoires?
B. S. : Afin d’être le plus équitable possible, un système de loterie décide des attributions d’appartements. Chaque personne reçoit donc son appartement au hasard. Les voisins ne sont plus nécessairement ceux d’avant. Les communautés telles qu’elles existaient disparaissent et beaucoup de gens se retrouvent ainsi seuls. A Onagawa, ceux qui ont été choisis pour vivre dans mes logements disaient qu’ils étaient les moins chanceux, car ils ont dû rester dans les centres de réfugiés plus longtemps. Ils se sont plaints à la ville. Ils n’ont emménagé que fin octobre. Mais après avoir intégré les appartements, ils ont finalement dit qu’ils avaient bien fait d’attendre parce qu’ils étaient bien mieux installés que les autres. La taille est exactement la même pour tous les logements provisoires. Il serait impossible sinon d’être financé par le gouvernement. Mais on y a ajouté des structures de rangements en bois. Je les ai dessinées, puis j’ai obtenu des financements privés. J’ai demandé aux bénévoles de les fabriquer et de les intégrer. Cela permet aux habitants d’avoir assez de rangements dans ces petits espaces. Si vous visitez les logements provisoires ordinaires, ils sont remplis d’objets et les gens doivent circuler au milieu dans des espaces très restreints. Nous avons fourni assez de rangements pour utiliser au mieux l’étroitesse de l’espace. C’est pour cela aussi que nos maisons sont si appréciées. Nous avons aussi fabriqué des tables en bois et tubes de papier. Mes maisons ont aussi une assez bonne isolation et même l’acoustique est très bien faite. C’est sans comparaison par rapport aux logements provisoires qu’on rencontre ailleurs. La Croix Rouge fournit en plus la climatisation, le réfrigérateur, le four micro-onde, le téléviseur. Tout est là dès l’emménagement. Les logements provisoires du gouvernement ont une très mauvaise isolation qui se traduit par de la condensation et de nombreuses fuites, mais ce n’est pas le cas de ceux que j’ai bâtis. Les maisons provisoires d’Onagawa ont été conçues pour être permanentes, mais selon la loi japonaise les gens ne peuvent y vivre que deux ans gratuitement. Cela s’est passé ainsi lors des tremblements de terre précédents. Cette fois-ci pourtant, je pense qu’ils ne pourront sans doute pas partir d’ici deux ans. Avec le déplacement des villes, la reconstruction va prendre plus de temps. Les gens vont sans doute devoir rester plus longtemps.
Propos recueillis par Keiko Courdy
Biographie
Ban shigeru est né en 1957. Il est diplômé de l’Université Cooper Union à New York. Parmi ses dernières créations, on trouve notamment le Centre Pompidou-Metz en 2010. Il travaille sur des projets humanitaires depuis 1994, se distinguant par l’utilisation de matériaux peu chers et faciles à monter (tubes en papier, partitions en tissu).