L’éditeur Philippe Picquier a eu la riche idée de rééditer Nuages flottants, le magnifique roman signé Hayashi Fumiko.
Quand on évoque en France le titre Nuages flottants (Ukigumo), la première chose à laquelle on pense, c’est le film de Naruse Mikio. Sorti en 1955 au Japon, il est devenu l’une des références dans l’œuvre du cinéaste et on a fini par oublier qu’il s’agissait de l’adaptation d’un roman, celui de Hayashi Fumiko. A notre décharge, il faut dire que sa traduction française n’est intervenue que tardivement, en 2005, lorsque les Editions du Rocher avaient inauguré une collection consacrée à la littérature japonaise des années 1950-1960 si méconnue en France. Malheureusement, malgré la qualité des titres et le soin apporté à l’édition, les livres publiés parmi lesquels Nuages flottants de Hayashi Fumiko n’ont pas eu le succès escompté et leurs parutions sont restées bien trop confidentielles. Voilà pourquoi il faut se réjouir de la réédition en format de poche, chez Philippe Picquier, de ce chef-d’œuvre.
Le terme pourrait sembler exagéré, pourtant c’est bien de cela qu’il s’agit. On y trouve tous les ingrédients qui amènent le lecteur à se sentir mal quand il doit suspendre sa lecture. L’histoire tragique de Yukiko nous émeut, car elle se déroule dans un cadre tout aussi dur, celui du Japon de l’immédiat après-guerre. Fraîchement rapatriée d’Indochine où elle a vécu une passion amoureuse intense avec un homme rentré avant elle dans l’archipel, elle découvre avec effroi ce qu’est devenu son pays. “Elle aussi, debout, serrée contre la foule, observait autour d’elle ces visages de perdants, marqués par la défaite. Les physionomies de tous les passagers paraissaient blêmes, vidées d’énergie. Ces masques sans défense se superposaient les uns aux autres dans les wagons étroits, comme dans un convoi d’esclaves”, peut-on lire dans les premières pages, tandis que la jeune femme emprunte un train pour rejoindre Tôkyô où elle doit retrouver Tomioka, son amant d’Indochine. Mais elle vit une nouvelle désillusion. L’homme, dont elle est tombée amoureuse et qui devait quitter sa femme à son retour pour la retrouver, ne semble guère désireux de franchir le pas. L’ancien fonctionnaire du ministère des Forêts, chargé de l’approvisionnement en bois de l’armée impériale lorsqu’il était stationné en Indochine, est lui aussi abattu comme le Japon. Il est, en quelque sorte, le symbole du Japon d’avant, celui qui crânait outre-mer, mais qui ne parvient pas à tourner la page. Yukiko l’a bien compris. “La plus grande liberté règne au Japon maintenant, paraît-il. Allez, réveille-toi, au lieu de rester là comme un vieillard”, lui lance-t-elle. Mais rien n’y fait.
Tomioka sombre dans la dépression. Il ne peut plus aimer, car il ne s’aime plus lui-même. Il porte un regard cru sur le monde qui l’entoure et son existence perd peu à peu tout son sens. “La vie des hommes n’était qu’une succession de farces. Les hommes vivaient, le cœur tremblant, des comédies pleines de désordres et de confusion. Brandir le spectre de la justice était également une farce. Le bien et le mal ne pouvaient être que des bouffonneries. C’est peut-être seulement devant la mort que, soulagé, on poussait enfin pour la première fois un soupir authentique”. Telles sont les pensées qui habitent cet homme dont le seul moyen de subsistance est de “vendre” ses souvenirs d’Indochine sous forme d’articles pour une revue d’agriculture. Yukiko, quant à elle, doit survivre. A l’instar de ses contemporains qui ont dû “accepter l’inacceptable” comme leur avait demandé l’empereur au moment de la capitulation, elle pratique le système D, fréquente un soldat américain qui la couvre de cadeaux et retrouve son beau-frère, un être détestable, qui exploite un nouveau filon très rentable en cette période. “Je ne peux pas le dire trop haut mais, tu sais, le commerce qui marche le mieux à notre époque, c’est la religion. La religion, c’est la seule voie du salut ! Personne ne rechigne à donner de l’argent : c’est ça la force de la religion”, lui explique ce dernier. Comme d’autres s’enrichiront grâce au marché noir, Yukiko va profiter du très lucratif business religieux au sein de la secte du Grand Soleil que gère son beau-frère. Si elle s’en sort mieux sur le plan matériel que Tomioka, sa détresse amoureuse reste forte. Elle l’aime toujours et finit par le suivre lorsqu’il décide de fuir et de s’installer loin de la capitale, sur l’île de Yakushima. Ce qui aurait pu être un nouveau départ ne l’est pas. Hayashi Fumiko n’a pas imaginé un happy end à l’américaine. Le Japon doit tourner la page s’il veut s’en sortir (rappelons que le roman a été écrit en 1951). Faute de quoi, à l’instar de Tomioka, il sera “un nuage flottant. Un nuage errant au gré du vent qui, un jour, quelque part, insensiblement, disparaîtra”. Une résignation partagée à l’époque par de nombreux Japonais, mais que la lecture de ce roman appelait en définitive à combattre.
Gabriel Bernard
Référence :
Nuages flottants de Hayashi Fumiko, trad. par Corinne Atlan, éd. Philippe Picquier, 9 €.
www.editions-picquier.fr