Pour eux, l’art est le meilleur moyen pour faire prendre conscience des problèmes du Japon. Et ils ne manquent pas d’imagination.
Le contraire de l’amour, ce n’est pas la haine. C’est l’indifférence”. Dans un bar délabré au 3ème étage du quartier chaud de Shinjuku, rien d’étonnant à ce que Ushiro Ryûta cite Mère Teresa en introduction des Chim Pom, le collectif d’artistes le plus décalé du Japon actuel. “Nous aimons nous amuser sans penser à l’art. Mais ce qui nous semble amusant, c’est de traiter de choses sérieuses dont personne ne veut parler”, affirme le porte-parole du groupe. Au lendemain de la triple catastrophe du 11 mars, ce collectif de six artistes déjà actif depuis 2005, a décidé de se rendre à Fukushima “pour voir” la zone d’exclusion. “L’accident a été classé au niveau 7, rappelle-t-il. Il n’y avait plus personne qui vivait là-bas, pourtant des humains comme nous étaient restés dans la centrale pour travailler”. Pendant une journée mémorable qui donnera naissance à plusieurs œuvres de l’exposition Real Times montée en mai 2011, les membres de Chin Pom parviennent à pénétrer dans l’enceinte de la centrale de Fukushima Dai-ichi en tenue de décontamination et plantent en haut de l’observatoire le drapeau japonais entouré des losanges du nucléaire. “C’était comme le drapeau américain planté sur la lune. Fukushima était devenu comme ça, à la fois très proche de nous, mais aussi inaccessible que la lune”, ajoute Ushiro Ryûta. Quelques semaines plus tard, ils retournent dans la zone interdite avec des habitants de Minami Sôma, et tournent la vidéo Kiai 100 renpatsu [Unissons notre courage 100 fois de suite]. Il s’agit d’un hymne à la fois satirique et naïf dans lequel les slogans “Courage Fukushima” et “Vive le Japon” des médias furent répétés en boucle dans un port ravagé par le tsunami et la radioactivité. “Il y avait des gens qui pleuraient dans le musée. Kiai est à la fois un cri de haine et d’amour”, explique Inaoka Motomu, un des membres du collectif. Pour lui, cette vidéo exprime la complexité des sentiments de chacun à un moment où des milliers de gens étaient morts et où le gouvernement montrait ses limites à gérer la crise. “Même quand nous criions “je veux nager dans la mer” ou “la radioactivité, c’est top”, ce n’était pas vraiment sarcastique, mais plutôt un appel désespéré », confie-t-il, en parlant de la fin complètement absurde de leur film. L’exposition Real Times qui n’a duré qu’une semaine a aussi été l’occasion pour Chim Pom de présenter une de ses actions les plus controversées qui a consisté à ajouter les réacteurs en fusion de la centrale de Fukushima sur la fresque Asu no shinwa [Mythes de demain] d’Okamoto Tarô à la gare de Shibuya, laquelle appartient au patrimoine national. “Après Fukushima, il nous a semblé juste de faire cet ajout. L’œuvre d’Okamoto n’a bien sûr pas été endommagée”, rappelle Ushiro Ryûta. Asu no shinwa est une fresque de 30 mètres qui raconte les horreurs de la bombe atomique. “Mais tout le monde en a oublié le sens”, souligne-t-il. Sur la vidéo retraçant le délit, on voit la joyeuse troupe débarquer en pleine heure de pointe pour coller leur version posthume du tableau, puis la police qui intervient deux jours plus tard pour retirer ce que les médias appelleront un “graffiti”. « Nous avons été beaucoup critiqués pour cette opération. Mais tout de même 4 000 personnes sont venues voir notre exposition. C’est la preuve que les Japonais ont envie de savoir”, estime Ushiro Ryûta.
De “Super rat”, qui transforme des rats capturés à Shibuya en Pikachu, à “Black of death”, où Elie, l’égérie du groupe à la blondeur tout droit sortie d’un manga, est filmée en train d’attirer des centaines de corbeaux au dessus du bâtiment de la Diète, l’imagination débordante des Chim Pom est à la mesure des tabous sociaux qu’ils veulent briser. En 2008, la troupe est partie au Cambodge pour réaliser un des rêves d’Elie, déterrer, comme la princesse de Galles, les mines anti-personnel. “Elie veut devenir une célébrité, mais qui fait de bonnes actions comme Mère Teresa ou Diana”, s’amuse Ushiro Ryûta. Le rêve tourne vite à une démonstration façon Chim Pom, quand Elie se retrouve à faire exploser des sacs Louis Vuitton et autres articles de luxe dans un champ de mine, devant des Cambodgiens hilares. Une des photos montre le sourire radieux de cette jeune femme issue de la génération des talons compensés de 20 cm et tannée aux rayons x, entourée de jeunes Cambodgiens sans bras. Une photo touchante et complètement scandaleuse. “Nous avons ensuite organisé à Tôkyô une vente aux enchères avec ces objets. Nous avons pu récolter 1 million de yens pour nos amis cambodgiens”, explique Ushiro Ryûta. Ce dernier appartient à cette génération désabusée et issue du Japon ultra-consommateur de la bulle économique. “Mes parents sont communistes, une espèce rarissime au Japon. Ils allaient par exemple écouter des réunions d’atomisés de Hiroshima, des trucs bizarres comme ça. Quand j’ étais ado, ça me gênait beaucoup”, se souvient-il. C’est après une rencontre avec l’artiste Aida Makoto, dont les peintures de lycéennes en train de se faire hara kiri ne sont pas appréciées au Japon, qu’Ushiro Ryûta se tourne vers l’art. “Un art sans planning”, précise-t-il. A l’art formaté, les Chim Pom opposent l’improvisation du “guerilla art”. En 2008, le groupe brise pour la première fois le tabou du nucléaire avec le projet Pika !. “On nous avait proposé d’aller exposer à Hiroshima. Quelques jours avant, quelqu’un nous a dit ‘surtout n’abordez pas le sujet de la bombe là-bas’”, rappelle Ushiro Ryûta. Les enfants terribles ont alors commencé à réfléchir à leur rapport au nucléaire. “Nous avons conclu qu’il n’en existait pas”, raconte-t-il. “Les jeunes comme nous avaient oublié Hiroshima, et la signification même d’un Japon en paix. C’était du moins le cas en 2008 avant Fukushima. Nous avons pensé qu’il fallait renouer le lien avec cette tragédie”. Au-dessus du mémorial de la Paix à Hiroshima, Chim Pom a inscrit dans le ciel le mot pika en utilisant le panache d’un avion. Rappelons que pika est une onomatopée qui fait penser au bruit d’une explosion. “Les gens n’ont pas compris. Ils étaient furieux. Mais ensuite, nous sommes allés voir un groupe de militants locaux et ils nous ont très bien accueillis”, raconte-t-il. Pourtant, le collectif a dû annuler son exposition et présenter des excuses publiques. “La plupart des survivants de la bombe veulent oublier cette terrible expérience, et les artistes, par égard pour les victimes, sont gênés d’aborder le sujet de front”, rappelle-t-il. Une situation qu’on retrouve dans le Japon post-Fukushima. “Après le 11 mars, les artistes disaient que leur art ne pouvait pas servir et préféraient faire du volontariat. Nous pensons le contraire. Il n’y a que l’art pour agir”. Le collectif poursuit donc son combat. Il organise jusqu’en juillet 2012 l’exposition Hikkurikaeru [Sens dessus dessous] qui rassemble les Chim Pom et des artistes parmi les plus “engagés”de la planète comme le Français JR et les russes de Voina. “Il est temps maintenant que l’art japonais participe à une œuvre commune au niveau mondial”, assure Ushiro Ryûta. Il cite ensuite le proverbe japonais selon lequel “le clou qui dépasse attire le marteau”, mais qu’il adapte à sa façon : “S’il y a trop de clous qui dépassent, il est difficile de tous les enfoncer”.
Alissa Descotes-Toyosaki
Référence :
L’exposition Hikkurikaeru [sens dessus dessous] à laquelle participent Chim Pom, le Français JR, les Russes de Voina et les Canadiens d’Adbusters se déroule jusqu’au 8 juillet au musée Watarium.
3-7-6 Jingûmae, Shibuya-ku, Tôkyô, 150-0001
Tél. 03-3402-3001 – www.watarium.co.jp
De 11 h à 19 h (nocturne le mercredi jusqu’à 21 h). Fermé le lundi. Entrée : 1000 yens.
A 8 mn à pied de la station de métro Gaienmae (ligne Ginza).