Pourriez-vous nous raconter votre rencontre avec le Kojiki ? Est-ce que cela a déterminé votre choix de devenir un des grands spécialistes de ce texte fondateur de la culture japonaise ?
Ueno Makoto : Je suis né et j’ai grandi à Fukuoka sur l’île de Kyûshû. Dans cette région, il y a de nombreux sanctuaires dédiés à l’impératrice Jingû. Du coup, dès mon enfance, j’ai appris, sans forcément le vouloir, tout un tas d’histoires la concernant tirées du Kojiki. Au Japon, la population entretient des relations particulières avec les temples et les sanctuaires qui les entourent et les régions où ils sont implantés. Cela se conjugue aussi avec l’univers du Kojiki et du Nihon Shoki (Chroniques du Japon). C’est comme cela que j’ai été en contact avec les récits rapportés dans ces textes. Cela dit, ce n’est pas ça qui m’a conduit à me lancer dans leur étude.
Quelle serait, selon vous, la meilleure définition du Kojiki ?
U. M. : Littéralement, le Kojiki, c’est le recueil des “faits anciens”. On pourait dire que c’est un document dans lequel les Japonais du VIIIème siécle ont compilé les histoires de leurs aïeux. C’est en cela qu’il s’agit de “faits anciens”.
Le Kojiki est essentiellement une compilation de mythes japonais. Si on les compare à d’autres mythes, en particulier ceux venus de Grèce, quelles sont les principales différences, s’il y en a ?
U. M. : Comme l’a dit Lévi-Strauss, les mythes seraient une des formes de la sagesse de l’humanité. Je pense que la sagesse est un élément que partage l’ensemble des hommes. D’ailleurs, lorsqu’on compare les mythes d’un pays à l’autre, on constate qu’il existe de façon étonnante de nombreuses similitudes. D’une certaine façon, les mythes japonais ressemblent aux mythes grecs.
Que signifie le Kojiki pour les Japonais de 2012 ?
U. M. : 710 correspond à la date où la capitale a été transférée à Heijô-kyô [ancien nom de Nara]. Et je crois que l’apparition du Kojiki deux ans plus tard n’est pas sans rapport avec ce changement. En d’autres termes, l’établissement d’une nouvelle capitale et l’avènement d’une nouvelle ère ont dû favoriser la montée d’une certaine nostalgie à l’égard du passé.
La France est un pays qui possède une grande expertise dans le domaine scientifique et technique. Son agriculture est aussi un de ses points forts. Pourtant, la France représente à mes yeux le pays de l’Opéra, du Louvre ou du musée d’Orsay. En résumé, c’est un pays où se concentrent l’histoire, les arts et la culture. C’est ce qui fait son charme. D’une certaine façon, j’ai envie de vous dire que le Kojiki représente pour les Japonais un concentré d’histoire, d’arts et de culture.
Dans le Kojiki, la nature occupe une place importante. En le relisant 1300 ans plus tard, est-ce que le Japon d’aujourd’hui peut en tirer quelques leçons ?
U. M. : Au Japon, on pense que les montagnes abritent des dieux de la montagne, que les rivières ont aussi leurs divinités et qu’à leur mort, les hommes deviennent des ancêtres que l’on vénère. Pour les Japonais, les dieux sont des éléments de la nature. C’est une différence avec les religions monothéistes. Dès lors, dans un univers où il n’existe pas de dieu absolu, les choses ne sont pas fixées selon des règles figées, elles le sont en fonction des relations fluctuantes qui se tissent entre individus. Au Japon, on dit que les choses ne se décident pas dans le seul cadre de réunions, mais qu’elles se décident en fonction de la nature des rapports que l’on entretient avec les autres. Voilà pourquoi, cela demande parfois du temps pour établir le caractère de ces rapports. Si vous lisez le Kojiki, vous verrez que, lorsqu’il s’agit de choses importantes, les dieux prennent des décisions à l’issue de réunions. Aux yeux des Japonais, il n’y a pas un dieu absolu, mais il en existe une multitude parmi lesquels on trouve des gentils, des méchants, des beaux ou encore des laids. Je pense qu’en exprimant avec des mots simples ce qui caractérise le mode de pensée des Japonais, cela permettra de mieux le partager avec le reste du monde.
Propos recueillis par Gabriel Bernard