Apparue au début du siècle dernier, la notion d’artisanat populaire revient en force, mais son sens a évolué.
Dans sa livraison datée de novembre 2012 mais parue début octobre, Ryokô Yomiuri, l’un des magazines de voyages les plus populaires dans l’archipel, a consacré un dossier spécial au mingei (artisanat populaire). Sous le titre Ressentir avec les yeux, initiation au mingei (Mite, kanjiru Hajimete no mingei), le mensuel invitait ses lecteurs à partir à la découverte du patrimoine artisanal de l’archipel, s’inscrivant ainsi dans une tendance observée depuis une bonne dizaine d’années parmi les Japonais qui manifestent un intérêt renouvelé pour l’artisanat populaire. De nombreuses interprétations ont été données pour tenter d’expliquer cet engouement pour les objets produits manuellement par des artisans répartis dans toue le pays. Quête d’identité à un moment où la mondialisation se traduit par une homogénisation des goûts, besoin de retrouver des repères concrets dans un pays secoué par une crise économique et sociale sans précédent, retour à la simplicité après avoir flirté avec les technologies les plus en pointe de la planète ou encore mode passagère qui permet à certains petits malins de faire de bonnes affaires, autant d’explications qui peuvent convenir pour ce retour en force du mingei. Comme le rappelait fort justement le magazine Ryokô Yomiuri dans son introduction, “mingei est un terme que l’on entend souvent sans savoir vraiment ce qu’il recouvre”. En entraînant ses lecteurs vers les principaux lieux de production, il se proposait de leur faire découvrir l’origine de ce mot et de les sensibiliser à la nature profonde de l’artisanat populaire. C’est à Yanagi Sôetsu que l’on doit la théorisation du mingei. “Il doit être modeste mais non de pacotille, bon marché mais non fragile. La malhonnêteté, la perversité, le luxe, voilà ce que les objets mingei doivent au plus haut point éviter : ce qui est naturel, sincère, sûr, simple, telles sont les caractéristiques du mingei”, explique-t-il.
C’est à Yanagi Sôestu que l’on doit l’émergence du mingei
L’intellectuel s’intéresse au travail des artisans, car ces derniers sont, à ses yeux, les plus dignes représentants de l’art. Les chefs-d’œuvre ne sont pas le fait d’artistes qu’il juge arrogants et individualistes, mais le fruit du travail d’artisans dont les principales caractéristiques sont l’humilité et le partage. Au début des années 1920, soutenu par des amis artisans, Yanagi Sôetsu fonde la revue Kôgei et se lance dans la construction d’un musée d’art populaire à Tôkyô afin de favoriser la diffusion de ses idées. En pleine modernisation, le pays qui vient de connaître une crise importante paraît réceptif à son discours dans la mesure où la tradition agricole est encore forte à cette époque et où le Japon a toujours fait grand cas de ses artisans. A l’époque féodale, ils étaient protégés et respectés, ce qui a favorisé leur émergence. Profitant de ces facteurs favorables, Yanagi peut ainsi développer ses théories. “Pour nous délivrer de ce mal (capitalisme), nous devons nous tourner vers un monde organisé en associations. Il faut que nous progressions vers une société où l’on protège fermement une société communale ; j’appellerai cette société ‘groupe de coopération’. Et pour redonner à l’artisanat sa beauté, il faudra faire évoluer son organisation vers une association coopérative. On devra lier, de nouveau les êtres, les uns aux autres et établir des contacts entre l’homme et la nature”, écrivait-il dans son ouvrage Kôgei no michi (La Voie de l’artisanat) publié en 1928. Il y a une approche presque révolutionnaire dans ces propos. L’ouvrage paraît en pleine période de confusion politique. Un an plus tard, Kobayashi Takiji avec Le Bateau-usine [Kanikôsen, trad. par Evelyne Lesigne-Audoly, éd. Yago] décrit toute la misère sociale dans l’archipel. Ce roman devenu l’ouvrage de référence de la littérature prolétarienne a fait un tabac au lendemain de la crise financière de 2008 qui s’est traduite au Japon par des vagues de licenciements. Cela correspond à peu près au retour en vogue du mingei dans l’archipel. Pourtant, si la dimension idéologique du récit de Kobayashi Takiji interpelle en particulier les jeunes Japonais qui se sentent victimes du capitalisme, on ne peut pas dire la même chose de l’œuvre de Yanagi Sôetsu. Elle est bien sûr disponible en librairie, mais elle ne connaît pas les tirages vertigineux du Bateau-usine. Néanmoins, on sent bien dans le renouveau du mingei un souci de retrouver les racines de la culture japonaise. Dans sa démarche intellectuelle, Yanagi a lui-même entrepris ce retour aux sources, en s’intéressant notamment aux courants artistiques liés au bouddhisme comme la cérémonie du thé. Dans les années 2000, on assiste à un regain d’intérêt pour ces mêmes éléments couplé avec une redécouverte de l’agriculture. Face à une désindustrialisation de l’archipel liée à la multiplication des délocalisations, à l’accroissement des emplois précaires, de nombreux jeunes manifestent l’envie de retourner vers le travail de la terre. Dans le même temps, les néo-retraités qui, pour la plupart, ont vécu une grande partie de leur existence en ville, se tournent aussi vers la campagne pour se transformer en gentlemen farmers. Bref, il y a un véritable désir d’authenticité qui se manifeste après des années de bulle financière où le superficiel était la norme. Les ustensiles produits de façon artisanale par des êtres humains attachés à un savoir-faire et un terroir prennent ainsi une nouvelle dimension. Leur simplicité attire désormais, tout comme leur utilité et leur forme. L’accident de la centrale de Fukushima Dai-ichi, symbole d’une société dépassée par la technologie, est aussi de nature à renforcer l’envie de revenir à un mode de vie plus simple au sein duquel les produits artisanaux trouveront leur place. Voilà pourquoi le terme mingei a perdu une partie de la signification que lui avait donnée Yanagi Sôestu et que des magazines comme Ryokô Yomiuri tentent de faire preuve de pédagogie pour l’expliquer. Il n’est pas évident qu’ils y parviennent. Mais qu’importe, force est de constater que le terme est devenu pour beaucoup le synonyme d’artisanat et que chacun peut y adjoindre ses propres envies. L’esprit mingei est bien là, mais comme tout esprit qui se respecte, il est sujet à de nombreuses interprétations.
Odaira Namihei