Les sous-entendus font partie de la langue japonaise, alors mieux vaut savoir les apprivoiser.
Il y a quelque chose d’exaltant à appréhender une langue étrangère à partir des singularités de la société qui la véhicule. Il est même frappant de constater à quel point elle peut en épouser les lignes, les courbes, les volumes, les travers, les inclinaisons… Le « bordel ambiant » que Pipo évoque renvoie à ces paysages délicieusement confus, fouillis, ces bric-à-brac urbains que la ville japonaise produit sans relâche depuis des générations, comme on entretient un patrimoine.
Des morceaux de vie taillés dans le décor qui tirent leur légitimité du manque d’espace, mais qui, aux yeux de l’observateur, ne s’articulent les uns aux autres que si l’on prend le soin d’en limiter la quantité en cadrant un tant soit peu son regard. La ville est un langage, et comme une langue, il faut prendre le soin de la lire, de s’y glisser et d’avancer en suivant la ponctuation, marquer les virgules, s’arrêter aux points, sous peine de se noyer dans une complexité indéchiffrable.
Dans la langue japonaise, ces « morceaux » sont des bouts de phrase, parfois laissés en suspend dans le vide de la conversation par des sous-entendus. Le regard devient l’écoute. Pour déchiffrer le japonais, on se repose bien souvent sur les particules casuelles, ces morphèmes grammaticaux, courts (wa, ga, ni, o, de, etc.), placés après un mot pour en indiquer la fonction dans la phrase : sujet, complément, etc. Et on a raison.
Sauf qu’à l’oral, ces particules si riches de sens sont souvent volontairement omises, sous-entendues. Alors l’oreille recadre, fait le lien avec ce qu’elle sait déjà et reste surtout sur le qui-vive, attentive comme jamais. Elle bataille dur. Dur d’oreille. Quand elles sont là, bien en place, ces particules nous évitent d’avoir à trop se préoccuper de l’ordre des différents éléments de la phrase. Mais le cas contraire, comment faire pour identifier le sujet sans « ga »? Le C.O.D. sans « o »? Le complément de lieu sans « ni » ou sans « he »?
これ、食べたい!
Kore, tabetai !
Ça, vouloir manger !
(comprendre : J’ai envie de manger ça !)
この間 行ってよかったよ。
Kono aida itte yokatta yo.
L’autre jour, être allé, c’était bien.
(comprendre : On a bien fait d’y aller l’autre jour.)
Mais qui veut manger quoi? Qui est allé où? C’est le bordel. Un bordel dont on ne s’extirpe finalement que par l’acceptation des inévitables sous-entendus de la langue japonaise.
«Parlez-vous japonais, Monsieur?
— Oui, je le sous-entends parfaitement.»
Pierre Ferragut
Pratique :
Le mot du mois
言外 (gengai) sous-entendu
この文章は言外の意味を読み取らねばならない。
Kono bunshô wa gengai no imi o yomi toraneba naranai.
Il faut lire cette phrase entre les lignes.