Après le poisson cru, les consommateurs français ont découvert le plaisir des nouilles en bouillon. Enquête.

Conscient de l’importance prise par la culture populaire dans les échanges commerciaux et dans la diffusion de l’image du pays, le gouvernement japonais redouble désormais d’efforts pour promouvoir les mangas, la littérature, les dessins animés, mais aussi sa cuisine. La mode des restaurants de poisson cru et de yakitori (brochettes de poulet) a conduit à la création de très nombreux pseudo restaurants japonais où la qualité n’est pas toujours au rendez-vous. Voilà pourquoi les autorités japonaises ont mis sur pied, dès 2007, un Comité d’évaluation de la cuisine japonaise chargé de dresser une liste des établissements servant une cuisine japonaise “authentique” et ont lancé une nouvelle initiative sous le nom Mog Mog Japon dont l’ambition est de présenter “les véritables restaurants japonais à Paris” (comme c’est écrit sur leur page Facebook) sous la forme d’un guide qui sera diffusé à 30 000 exemplaires au cours du premier trimestres 2013. Il y a six ans, le fascicule ne comportait aucun restaurant de râmen. S’agissait-il d’un oubli fâcheux ou du refus de considérer les râmen comme un plat “authentiquement” japonais ? A l’époque, aucune explication n’avait été apportée. Il est vrai que les Français commençaient à découvrir massivement les sushis et les sashimis réputés pour leur raffinement et ne semblaient pas encore très attirés par les plats de nouilles. Aujourd’hui, les sushi se vendent dans les supermarchés et la clientèle française a évolué. Il suffit de passer à l’heure du déjeuner rue Sainte-Anne à Paris pour voir d’interminables queues devant les principaux restaurants de râmen ou de udon. Les établissements comme Sapporo, Higuma ou Kunitoraya ne désemplissent pas. La majorité des clients est aujourd’hui française alors qu’il y a encore une petite dizaine d’années, les Japonais résidents ou de passage constituaient le gros de la clientèle. Preuve de cet engouement pour les râmen, la multiplication des ouvertures de restaurants spécialisés comme l’excellent Zen, rue de l’Echelle. Comme au Japon, les Français consomment les râmen parce qu’il s’agit d’un plat convivial et en principe peu onéreux (même si à Paris on a tendance à aligner les prix sur les autres plats). Mais ils n’en connaissent pas pour autant l’origine à l’instar des consommateurs japonais. Pourtant, en savoir un peu plus sur ce plat permet de mieux saisir l’évolution des mentalités dans l’archipel au cours des 150 dernières années.
Chaque jour, des queues interminables devant les restaurants
Le rôle de l’ouverture au reste du monde, notamment à la Chine, est essentiel dans la diffusion des nouilles dans l’archipel. “C’est au début de l’ère Meiji, au moment où le Japon sortait de son isolement, que la cuisine fondée sur les nouilles a fait son apparition dans le quartier chinois de Yokohama en provenance de Chine. A l’époque, il s’agissait des shio râmen, c’est-à-dire des râmen à base de sel. Les Japonais y ont ajouté leur sauce de soja au bouillon, créant les shôyu râmen qui se sont progressivement répandues dans l’archipel. Au cours de ce processus de diffusion, on a vu apparaître des variantes locales. Voilà pourquoi il existe actuellement quelque quarante variétés de râmen. Dans un pays où la notion de terroir est très prononcée notamment en cuisine, seules les nouilles ont réussi à conquérir l’ensemble du territoire”, rappelle le chroniqueur gastronomique Hantsu Endô. C’est à partir des années 1920 que se sont développées un peu partout dans les villes des échoppes de râmen. Leur faible coût séduit surtout les classes populaires qui peuvent ainsi se payer un repas solide. La plupart des restaurants s’implantent non loin des gares ou dans les galeries commerciales (shôtengai) des centres villes. “En Occident, les râmen que l’on peut déguster dans les restaurants se situent à un niveau de prix relativement élevé par rapport à la cuisine ordinaire. Au Japon, c’est le contraire. Dans notre pays, si l’on prend comme référence un billet de 1000 yens [9,30 euros], tout plat qui coûte moins de cette somme entre dans la catégorie B (Bîkyû gurume), c’est-à-dire une cuisine qui se consomme en toute simplicité. Un bol de râmen coûte entre 600 et 900 yens. Cela a contribué à en faire un plat très populaire. La deuxième raison repose sur le fait que les râmen s’intègrent parfaitement aux habitudes alimentaires des Japonais. Depuis longtemps, celles-ci se résument à « riz, plat et soupe de miso ». Il existe d’ailleurs une expression en japonais shushoku purasu ichijû issai (un plat consistant plus un liquide et un accompagnement) qui sied parfaitement à l’équilibre nutritionnel des Japonais. Les râmen sont le seul plat qui concentre ce principe dans un unique récipient”, poursuit Hantsu Endô. Les râmen conquièrent l’ensemble de la population au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dans le film d’Ozu Yasujirô, Le Goût du riz au thé vert (Ochazuke no aji), sorti en 1952, une scène illustre parfaitement bien la découverte des râmen par une partie de la population plus habituée à d’autres mets. On voit une jeune femme qui met pour la première fois les pieds dans un restaurant de râmen et qui est initiée par un de ses amis. “C’est chaud” dit-elle en portant à la bouche le bol rempli de bouillon. “C’est comme ça que c’est bon”, lui rétorque-t-il simplement. Les gestes de la jeune femme un peu gauche dans sa façon de manger les râmen tranchent avec l’assurance du garçon visiblement à son aise dans cet endroit “bon et bon marché”.

Au cours des années suivantes, l’engouement pour les râmen se poursuit et se concrétise avec le lancement par Nisshin, en 1958, des premières nouilles instantanées (insutanto râmen) qui connaissent un succès immédiat. Lorsqu’en 1971, la même société propose ses cup noodle, les râmen deviennent la réponse japonaise à l’américain McDonald’s qui s’implante la même année dans l’Archipel. Le film d’Itami Jûzô, Tampopo (1985) finit par donner ses lettres de noblesse à ce plat qui est devenu indissociable de la culture culinaire et populaire du Japon. “L’idée de faire des râmen l’élément principal d’un film a non seulement contribué à renforcer leur popularité mais aussi à en donner une meilleure image. Les restaurants de râmen ont vu aussi leur statut grandir. Jusqu’à la sortie de ce film, la plupart des Japonais n’avaient pas une très bonne opinion du travail dans les restaurants de râmen. Tampopo a changé la donne. Aujourd’hui, des propriétaires de restaurants sont devenus très célèbres et la profession figure parmi les plus honorées”, confirme Hantsu Endô. Pour s’en convaincre, il suffit de se rendre dans les librairies dont les rayons consacrés aux râmen ne désemplissent pas.
Odaira Namihei