Choqué comme bon nombre de ses contemporains, le romancier a décidé d’enquêter sur l’attentat de la secte Aum.
Enfin ! Serions-nous presque tentés de dire lorsqu’on tient en main cet ouvrage si particulier dans l’œuvre de Murakami Haruki. Cela fait seize ans qu’Underground est paru au Japon et douze années que le public anglo-saxon ou anglophone a pu lire cette enquête hors norme sur un événement tout aussi extraordinaire: l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tôkyô par les membres de la secte Aum, le 20 mars 1995. Dans l’histoire du Japon et dans l’œuvre de l’auteur de 1Q84, 1995 est une année très particulière. Elle a débuté par un violent séisme dans la région de Kôbe, le 17 janvier, suivi, deux mois plus tard, par cette attaque inédite au gaz mortel par des disciples du gourou Asahara Shôkô. 1995, c’est aussi le cinquantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, un moment symbolique pour un pays qui, depuis trois ans, vit au rythme des mauvaises nouvelles économiques. L’éclatement de la bulle financière au début de la décennie et ses conséquences négatives sur le fonctionnement de l’économie nationale commencent sérieusement à inquiéter l’opinion publique. Aussi l’annonce de l’attentat commis par la secte Aum provoque logiquement un puissant traumatisme dans l’archipel. “En Europe, le terrorisme est plus fréquent, même s’il n’est pas banal, mais le Japon n’avait jusque-là presque rien connu de tel. J’ai étudié en France, à une époque où des bombes explosaient et, pendant tout mon séjour, je me souviens d’avoir pensé : “je suis vraiment heureux que le Japon soit un lieu aussi sûr”. Tout le monde le disait : “ On envie la sécurité qui prévaut au Japon.” Je rentre chez moi et ça se produit ! Non seulement un acte de terrorisme aveugle, mais à l’aide d’une arme chimique comme le sarin. Un double choc !” Ces paroles sont celles de Ishino Kôzo (39 ans), un fonctionnaire membre des Forces d’autodéfense, qui a été victime comme des milliers d’autres personnes de cet attentat. 13 sont décédées et 6 300 ont été blessées. M. Ishino figure parmi la soixantaine de victimes que Murakami Haruki a décidé d’aller interroger pour compiler leur témoignage afin de permettre en définitive au lecteur de mieux comprendre la victime. “Les médias japonais nous ont bombardé d’informations et de portraits des membres de la secte Aum – les “attaquants” -, ils ont conçu un récit si lisse, si séduisant que le citoyen moyen - “la victime” -était devenu presque accessoire”, écrit-il dans la préface avant d’ajouter que “le récit d’une victime anonyme est mineur pour les médias en quête de sensations et d’émotion, si bien que les rares témoignages publiés n’étaient qu’un assemblage clinquant de formules vides”. Conscient de l’importance de ce traumatisme et de la portée historique de cet acte, Murakami a enfilé un nouveau costume, celui du journaliste citoyen. “J’avais dans l’idée qu’il fallait montrer le véritable visage des survivants, qu’ils aient été gravement traumatisés ou non, afin de mieux saisir l’ampleur de l’événement”. C’était d’autant plus important pour l’écrivain que les faits se sont déroulés peu de temps après son retour dans l’archipel après plusieurs années d’exil volontaire. A l’instar d’Ishino Kôzo qui découvre que la mythique sécurité du Japon n’est finalement qu’un leurre, Murakami Haruki a besoin de comprendre ce qui a changé. Pour lui qui a toujours mis l’accent sur le détail, il est nécessaire d’explorer l’insignifiant pour saisir l’ensemble de la trame. Lorsque les personnes interrogées lui ont parfois demandé de ne pas publier certaines informations, Murakami, tout en respectant leur volonté, ne cachait pas sa déception. “Souvent, les détails biffés éclairaient des éléments de la vie de ces personnes, ce qui fut un véritable crève-cœur pour l’écrivain que je suis”, rappelle-t-il dans son introduction. Son travail d’enquête s’est poursuivi auprès des disciples de la secte Aum dont il a aussi voulu connaître l’histoire. Paru au Japon en 1998 sous la forme d’un ouvrage distinct, Le lieu promis (Yakusokusareta basho de) est intégré à l’édition française qui est, elle-même, la traduction de l’édition américaine. Ce qui frappe dans cette partie, c’est la prise de distance de l’auteur avec les individus qu’il rencontre. Il se comporte davantage comme un journaliste. “J’éprouve de la colère envers les membres d’Aum Shinrikyô”, note-t-il. Cette honnêteté intellectuelle transparaît dans ce formidable témoignage lié à cet instant historique. Beaucoup souhaiteraient aujourd’hui que Murakami entame la même démarche vis-à-vis de cet autre tournant dans la vie du pays qu’a été la triple catastrophe du 11 mars 2011 (séisme, tsunami et accident nucléaire).
Gabriel Bernard