La montagne qui occupe 80 % du territoire de l’archipel fait l’objet d’un culte particulier. Nous l’avons expérimenté.
Dans l’ancienne province de Dewa, il existe trois montagnes sacrées que les pèlerins japonais arpentent depuis des siècles. Pour honorer les dieux, des ascètes qu’on appelle yamabushi se livrent à des rituels de purification et amènent des novices s’initier dans la montagne. Vêtus de blancs et d’étranges chemises à carreaux, les yamabushi sont particulièrement présents dans les trois monts Dewa, dans l’actuelle préfecture de Yamagata, au nord-est du Japon. Soumis à des rituels de passage, ils se baignent debout sous des cascades glacées, et mangent uniquement des plats végétariens. Cette cuisine spécifique, le shôjin ryôri (cuisine de purification), accompagne le pèlerinage pour nourrir le corps autant que l’esprit. Préparée également dans les auberges de la région, elle est aussi saine que succulente. L’auberge Daishôbô, véritable caravansérail des yamabushi, a eu l’idée de combiner cuisine spirituelle et randonnée pour un séjour unique. Désormais, Japonais et étrangers peuvent goûter à une cuisine unique et s’initier à ce que le Japon a de plus sacré : sa montagne.
Au sommet du mont Haguro, nous sommes accueillis dans un sanctaire shintô. Après avoir gravi les 2 446 marches de la « montagne aux ailes noires », il fait bon se rafraîchir sur le tatami en admirant quelques reliques shintô-bouddhistes. Deux moines arrivent et prient les pèlerins de s’incliner. Le son des grelots vient nous parcourir la nuque jusqu’à la colonne vertébrale pour nous purifier. Les psaumes qui honorent les trois montagnes sacrées de Haguro, Gassan et Yudono sont recités à l’infini et mettent dans un état de transe.
L’ascension de la montagne, une cinquantaine de minutes, n’a pas été éprouvante physiquement, mais pour le premier jour, les pèlerins en herbe qui débarquent de Tôkyô sont un peu sonnés. L’entrée dans le royaume de Haguro est en soi un dépaysement complet. Dans une forêt peuplée de cèdres immenses, se dresse une pagode entièrement en bois de 5 étages, aussi vieille (600 ans) que les arbres qui l’entourent. Par un escalier en pierre qui épouse les formes de la montagne, nous traversons des forêts bordées de pierres sacrées, où à mi-chemin se trouve une charmante maison à thé d’où on peut admirer par beau temps la mer du Japon. Ainsi, nul besoin d’être bouddhiste pour apprécier les sutras du sanctuaire des monts Dewa après l’ascension de la montagne: on est déjà à moitié initié. Le shûgendô, pratiqué par les yamabushi, est une croyance millénaire qui est la base de la spiritualité zen et shintô. Dans le sanctuaire, alors que le jour tombe, le gong retentit pour appeler les déités de la montagne à descendre dans le monde des humains. Au Japon, la montagne est le domaine des esprits. On sort ainsi de ce premier jour à Haguro ensorcelés, et prêts à digérer une cuisine spirituelle.
Dans la cuisine, Hoshino Makiko procède méthodiquement au lavage et à la préparation d’ingrédients « bio » : racines, pates de soja, et algues se mélangent dans un concert de texture sur sa table de travail. Dérivé végétarien du kaiseki ryôri, art culinaire qui combine frugalité et esthétisme, la cuisine shôjin a pour règles de ne pas utiliser de produit animal – viande, poisson, lait, œufs- et privilégie ce que la montagne offre de mieux: sa végétation. Selon Makiko, cette contrainte n’altère nullement le plaisir du goût. Cette femme, née dans la préfecture de Niigata, s’est mariée à un yamabushi et a dû apprendre sur le vif les coutumes culinaires spécifiques. « Tout est préparé à la main, et cueilli à la main ! » résume t-elle. Au moment des grandes cérémonies du shûgendô de fin d’année qui sont précédées par une ascèse de 100 jours, les épouses des yamabushi se consacrent jour et nuit à la confection de la cuisine shôjin. Le shûgyô, ou apprentissage ascétique, accueille aussi des femmes, mais les épouses de yamabushi ont leur rôle à la maison. “Notre vie à la cuisine est une vrai ascèse !” plaisante Mme Hoshino. Le résultat est digne des plus grandes tables, avec le cadre familial en plus. Dans la grande salle à tatami, les convives goûtent les saveurs délicates de la montagne, sous le regard bienveillant des ancêtres. L’auberge de Daishôbô, posée au pied du mont Haguro, est vieille de 300 ans et respire le passé flamboyant du Japon de l’époque d’Edo. Le temps s’arrête, plus rien ne compte que l’instant présent.
Au lever du jour, les pèlerins se lèvent pour procéder à l’ablution du matin. Sous ces tropiques enneigés où la température peut descendre à -20°C, on se purifie plus au saké qu’à l’eau bénite. A base de riz, le saké est un alcool sacré qui est bu pendant toutes les grandes cérémonies shintô. Devant l’autel orné de cordes blanches et de bougies, Hoshino Fumihiro fait sonner le grand tambour et nous sert une coupe de saké avant d’entamer les prières. Ce yamabushi charismatique, tout droit sorti d’un film avec sa grande barbe blanche, est connu pour sa fermeté autant que sa compassion. Comptant plusieurs dizaines de disciples, il garde à soixante ans passés la vitalité d’un jeune homme et continue à faire des retraites prolongées dans la montagne. Pour lui, le rituel du yamabushi consiste moins dans la discipline que dans l’épanouissement d’une conscience en symbiose avec la nature. Seule une règle prévaut: l’acceptation de l’autre. « Dans la montagne, tous les hommes sont égaux”, dit-il. Fonctionnaires, étudiants, scientifiques ou personnalités du show-business se retrouvent ensemble pour faire des séjours ascétiques guidés par Hoshino-san une à deux fois par an. Ces pèlerinages dans les monts sacrés demandent une consécration jours et nuits. “C’est pour cela que nous avons imaginé une première initiation au shûgendô, par la découverte des monts Dewa et la cuisine shôjin. Car tout le monde n’a pas la vocation de devenir un ermite des montagnes !” explique Naruse Masanori. Natif de Gifu, ce jeune yamabushi de 32 ans s’est installé près de chez Hoshino-san et présente la philosophie du shûgendô et la cuisine shôjin au Japon jusqu’en Europe. Il est notre guide pour l’ascension du mont Gassan.
Prés mordorés, feuillages roussis, la montagne de Gassan est en ce début d’automne une merveille. A la suite de Naruse, qui signale le départ à grand cri de conque, nous suivons les dénivelés de la montagne sans difficulté. Haut de 1984 m, le « mont de la lune » est gardé par les dieux du lapin.
C’est surtout une montagne qui symbolise la mort. Les anciens disaient que pénétrer dans la montagne, c’est mourir et renaître. C’est pourquoi, les pèlerins ressortent purifiés puis se nourrissent l’âme et le corps avec la cuisine shôjin. Frontière entre les deux mondes, la montagne est au Japon le socle de toutes les divinités. Lors de la triple catastrophe du 11 mars 2011, Hoshino, Naruse et d’autres disciples étaient descendus à Sôma, dans la préfecture de Fukushima, pour prier au repos des âmes. Cette cérémonie qui intervenait dans un contexte où les familles n’avaient pas encore pu enterrer dignement les victimes à cause du manque de prêtres et de lieux, redonnait aux yamabushi leur vraie vocation chamanique. La dernière ascension est celle du mont Yudono, plus escarpé mais dont on peut rejoindre le sommet en bus, pour aller honorer le sanctuaire, un énorme rocher qui baigne en permanence dans les eaux volcaniques. Ce sera d’ailleurs le rituel final: un bain dans les onsen, les sources thermales, pour se débarrasser de ses dernières impuretés avant de faire un repas à la charmante auberge de Yutagawa. Pour le dernier soir, le circuit prévoit un repas qui récompense les non-végétariens de leur abstinence, une spécialité incontestée des monts Dewa : un ragoût de porc yamabushi !
Alissa Descotes-Toyosaki
S’y rendre :
Mont haguro – Cet endroit est accessible tout au long de l’année. L’hiver (décembre-avril), il est souvent recouvert d’une épaisse couche de neige, mais il est impressionnant de découvrir ces lieux sacrés revêtus de ce manteau neigeux. Néanmoins, il est recommandé d’y aller en mai lorsque la forêt retrouve ses nuances vertes.
Mont gassan – Il n’est ouvert que du 1er juillet au 15 septembre.
Mont Yudono – Il est accessible de la mi-avril à début novembre.
La meilleure façon de se rendre dans cette région est d’emprunter le train. Au départ de Tôkyô, il faut emprunter le shinkansen jusqu’à Niigata, puis la ligne Uetsu jusqu’à Tsuruoka. A la gare de Tsuruoka, vous trouverez un bus qui vous mènera jusqu’au Haguro Center en une trentaine de minutes (800 yens).