Watari Kôichi, directeur du Watarium, est né à Harajuku. Il nous guide dans ce quartier qu’il aime tant.
Plus qu’une entité géographique, Harajuku est un état d’esprit. Il existe bien une gare éponyme, mais aucun arrondissement de ce nom n’existe. La zone qu’il couvre s’appelle Jingû-mae, mais tout le monde la connaît sous l’appellation de Harajuku. Pour éclairer le sujet, Zoom Japon s’est entretenu avec un des représentans les plus connus du quartier, Watari Kôichi qui, en compagnie de sa sœur Etsuko, dirige le prestigieux Watari Museum of Contemporary Art, plus connu sous le nom de Watarium.
Watari Kôichi est né et a été élevé dans ce quartier. “C’est la maternelle où je suis allé”, lance-t-il en pointant du doigt un bâtiment jaune de l’autre côté de la rue Gaien Nishi où nous nous étions donnés rendez-vous. “J’ai ensuite fréquenté l’école primaire Aoyama située devant la station de métro Gaien-mae. Depuis, j’ai toujours eu un pied à Harajuku et l’autre à Aoyama. Harajuku est synonyme de la culture de rue qui a commencé dans les années 1980 avec ceux qu’on appelait les Takenoko-zoku [appellation donnée à ses groupes de danseurs que l’on rencontrait dans le quartier. Le cinéaste Chris Marker les a filmés dans son film Sans Soleil]. Aoyama a toujours été plus intellectuel et sophistiqué avec des créateurs de mode comme Issey Miyake. Je vis aujourd’hui de l’autre côté de la rue Aoyama, entre Aoyama et Azabu. Je reste toujours proche de ce quartier.”
Nous avons pris la direction du complexe sportif de Meiji Jingû avant de bifurquer brusquement au bout de 300 mètres dans une petite rue. “Il y a des années, ici coulait la rivière Shibuya”, raconte-t-il. “Beaucoup de gens ne le savent pas, mais la rivière circule toujours sous cette rue avant de refaire surface au sud de la gare de Shibuya”. En cours de route, nous tombons sur deux vieilles pierres. “Elles marquent la présence d’un ancien pont”, explique Watari Kôichi avant d’ajouter que pendant la période d’Edo (1603-1868), plusieurs seigneurs s’étaient installés dans cette partie de la ville disposant de nombreuses rizières.
Nous atteignons ensuite l’une des principales artères de Harajuku, la rue Meiji. Nous passons devant Beams Harajuku, l’un des magasins de mode masculine les plus populaires. “C’est la première enseigne qui a ouvert à Harajuku en 1976 avec United Arrows et d’autres boutiques”, se souvient-il. De nos jours, le vaisseau amiral de la flotte Beams a été rejoint par neuf autres magasins, tous situés dans le même coin, proposant disques, confection ou objets de collection.
Quand je lui demande son opinion sur l’évolution du quartier, Watari Kôichi répond que “par le passé, le quartier avait un goût américain plus prononcé. Après la guerre, les forces américaines disposaient d’un grand camp juste derrière la gare de Harajuku. C’est pourquoi, de nombreuses boutiques ont été ouvertes pour répondre à leurs attentes comme le magasin de jouets Kiddy Land ou l’Oriental Bazaar. Un peu plus loin, on a aménagé la première piste de bowling à Tôkyô. C’était considéré comme un lieu particulièrement cool et tout le monde avait l’habitude de s’y rendre, y compris mon père. Dans l’avenue Aoyama, à côté du magasin Brooks Bros, on trouvait Yours, un supermarché haut de gamme spécialisé dans les produits importés. Il était ouvert jusqu’à 3 heures du matin pour permettre aux hôtesses de bar qui travaillaient à Ginza de venir faire leurs courses après leur boulot.”
Le directeur du Watarium a surtout des souvenirs de Kiddy Land. “Pour moi, c’était comme dans un rêve. J’adorais surtout le dernier étage où l’on trouvait les jouets importés. Les enfants avaient le droit de toucher aux produits en démonstration. Quand ils ont fermé cet étage en 1974, ça m’a désespéré.”
Après avoir traversé l’avenue Meiji, nous disparaissons dans une zone arborée. Il s’agit du sanctuaire Tôgô. “Le premier temple a été construit en 1940 à la mémoire de l’amiral Tôgô qui avait battu la flotte russe lors de la guerre russo-japonaise de 1905”, raconte Watari Kôichi. “Il a été détruit pendant la Seconde Guerre mondiale avant d’être reconstruit en 1964. Pour moi, c’est comme un parc. J’aime bien passer par là quand je me rends à la gare parce que c’est calme. Je finis par oublier que je suis à Harajuku.” En suivant le chemin bordé d’arbres, nous arrivons à un petit escalier qui mène à l’un des endroits les plus bruyants de Harajuku : la rue Takeshita. Si l’on tourne à droite, on atteint tout de suite la gare. Nous tournons plutôt à gauche en direction de l’avenue Meiji. Sur le chemin, nous croisons l’endroit où se tenait auparavant Palais France. “On y vendait des vêtements, des accessoires et autres”, se rappelle-t-il. “C’était le haut lieu de l’élégance. Il y avait aussi un café où l’on pouvait écouter de la musique classique. A l’époque, la rue Takeshita possédait de nombreux love hotels où les soldats américains emmenaient leur petite amie japonaise”.
Watari Kôichi en profite pour rappeler le passé musical du quartier. “Les plus jeunes ne savent probablement pas que Harajuku était un lieu passionnant pour les amateurs de musique. La star du rock Yazawa Eikichi, par exemple, avait l’habitude de se produire avec son groupe Carol dans un petit club qui s’appelait Cream Soda”. Vers le milieu des années 1970, Harajuku est devenu un lieu de rencontre pour les fans de rock’n roll. Ils avaient l’habitude de se rassembler sur un tronçon de l’avenue Omotesandô qui était fermée à la circulation le dimanche. Devant la popularité du lieu avec ces groupes amateurs, leurs fans et les curieux, la municipalité a décidé d’interdire le rassemblement en 1996. Après avoir traversé une nouvelle fois l’avenue Meiji, nous nous retrouvons devant Neighborhood, une boutique très originale d’Ura-Harajuku, qui propose à la fois des objets liés à la culture Bikers et des produits pour le camping. “Les autres boutiques ont été transférées dans la partie plus chic d’Aoyama, mais Neighborhood est resté fidèle à ses racines”, note-t-il. Puisque nous parlons commerce, je lui demande d’évoquer l’époque, entre 1995 et 2001, au cours de laquelle il était patron d’une boutique et président de l’association de développement du quartier. “Chaque fois qu’un magasin s’implantait, nous organisions une réunion pour expliquer les règles comme celles portant sur la propreté des rues. Nous nous assurions que les nouveaux bâtiments sur Omotesandô ne dépassaient pas la cime des arbres. Même à l’époque de la bulle financière, quand les banques ouvraient des succursales partout, nous avons réussi à éviter d’en avoir sur Omotesandô”, raconte-t-il. Il estime que l’environnement des affaires a changé depuis une quinzaine d’années. “Au début, les jeunes créateurs ouvraient des boutiques ici parce que les loyers étaient bas. Mais depuis l’essor de la culture de rue, les loyers ont été multipliés par 3 ou 4. Les grandes enseignes comme H&M ou Forever 21 sont venues s’implanter, compliquant les choses pour les petites boutiques. Aussi seuls les magasins à succès peuvent rester à Harajuku.”
Les temples et les sanctuaires constituent une autre caractéristique importante du quartier. “Ils ont été bâtis pour protéger le château d’Edo. D’une certaine façon, ils avaient un rôle de muraille”, explique-t-il. Sur le chemin qui nous ramène vers le Watarium, nous passons devant l’un d’eux, le temple Myôen-ji qui appartient à la secte bouddhiste Nichiren. Selon un panneau qui s’y trouve, le nom de Harajuku aurait pour origine une auberge située le long de la route qui reliait Edo à Kamakura. Harajuku a disparu du système d’adressage officiel en 1965 lorsqu’il a été remplacé par Jingû-mae.
Gianni Simone