Lorsque Tôkyô accueille les Jeux Olympiques en 1964, de nombreux quartiers changent. Qu’en reste-t-il ?
Pour la plupart des pays, être désigné pour organiser les Jeux Olympiques (JO) n’est pas seulement une source de fierté nationale. C’est aussi un événement d’une grande portée qui transcende le sport et les aide à ouvrir un nouveau chapitre de leur histoire. A cet égard, les Jeux d’été qui se sont déroulés à Tôkyô en 1964 ont joué un rôle crucial. Après sa défaite en 1945, le Japon était devenu une sorte de paria dans la communauté internationale, connaissant même une période d’occupation jusqu’en 1952. Pendant ces années, un sentiment d’inutilité et de résignation a prévalu au sein de la population dont l’une des expressions les plus usitées étaient shikata ga nai (on ne peut rien y changer). Les Jeux Olympiques sont alors devenus l’acte final d’un incroyable programme de reconstruction qui s’est réalisé en une vingtaine d’années et s’est traduit par une transformation de la capitale elle-même. Compte tenu du fait qu’il s’agissait des premiers JO organisés dans un pays qui n’était ni blanc ni occidental, le Comité Olympique japonais a fait tout ce qui était en son pouvoir pour montrer le meilleur visage possible de Tôkyô, faisant même appel au soutien financier de l’Etat alors que le règlement olympique stipulait que les Jeux devaient être organisés par les villes et non par les gouvernements nationaux.
L’engagement de l’Etat et de la capitale s’est traduit par des dépenses qui ont surpassé toutes les éditions précédentes. Un village olympique tentaculaire a vu le jour à Yoyogi tout comme le nouveau siège de la chaîne publique de télévision NHK construit à proximité. Les deux sites, conçus par l’architecte Tange Kenzô, qui constituent le gymnase national sont toujours en place de nos jours. Ils symbolisent cette approche de l’architecture urbaine qui vise à mélanger tradition et modernisme. Les deux bâtiments inspirés visiblement par des modèles orientaux sont dans l’axe du sanctuaire Meiji (Meiji jingû) dédié au premier empereur du Japon moderne.
Le gouvernement a profité de l’organisation des JO pour planter quelque 20 000 arbres dans les rues et dans les parcs de la capitale. En procédant de cette manière, il essayait de raviver le paysage de la ville tel qu’il existait avant d’être en partie détruit par les bombardements américains pendant la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, les ormes du Japon (keyaki), qui ont été replantés dans la fameuse avenue Omotesandô, sont là aujourd’hui pour nous rappeler les années 1920 quand le sanctuaire Meiji a été construit.
Comme de nombreux visiteurs étrangers étaient attendus, l’aéroport de Haneda a été modernisé pour pouvoir accueillir les nouveaux avions et relié au centre de la capitale par un monorail ultra moderne. C’est aussi l’époque au cours de laquelle de nombreuses lignes de train et de métro ont été inaugurées, comme la fameuse ligne de train à grande vitesse, Shinkansen, entre Tôkyô et Ôsaka, inaugurée neuf jours avant l’ouverture officielle des JO. Les routes ont été élargies ou même créées lorsqu’elles n’existaient pas dans la capitale et sa banlieue. C’est le cas de l’autoroute métropolitaine qui dessert toute la région dans le but d’améliorer le trafic routier. A cette époque, cela paraissait comme futuriste à tel point que le cinéaste soviétique Andreï Tarkovski a inclus un long plan de cette autoroute dans son film Solaris réalisé en 1972. Toutes ces routes étaient supposées faire de la place aux kei kâ (voitures légères) que l’on produisait pour favoriser la motorisation du pays.
Pour construire l’autoroute métropolitaine, plusieurs rivières et canaux ont été recouverts tandis que dans d’autres quartiers, elle a été construite au-dessus des voies d’eau. Le gouvernement a procédé de cette manière car cela lui évitait d’avoir à acheter des terrains ou à exproprier. Une des victimes les plus célèbres est Nihonbashi (voir Zoom Japon n°12), le pont situé au cœur de la capitale, d’où partaient les principales routes du pays par le passé et qui constitue le kilomètre 0 pour calculer les distances avec Tôkyô. L’autoroute, qui passe juste au-dessus de lui, a complètement défiguré le paysage urbain classique. Aujourd’hui, un nombre croissant de personnes essaie d’obtenir le détournement de l’autoroute pour que Nihonbashi retrouve sa situation d’avant.
Parmi tous les quartiers de la capitale, Shinjuku est sans doute celui qui a le plus changé avec la tenue des Jeux Olympiques. Les raids aériens de la Seconde Guerre mondiale avaient transformé ce quartier en une zone morne et morose. Son programme de réhabilitation a été soutenu par une série de projets architecturaux. Un centre commercial, baptisé plus tard My City, a d’abord été construit au-dessus de la gare. Cela a eu pour conséquence d’attirer de nombreux jeunes qui se rassemblaient sur la place située juste devant la gare. La librairie Kinokuniya a été transférée dans un immeuble de huit étages conçu par le célèbre architecte Maekawa Kunio. Le bâtiment existe toujours (sortie Est de la gare de Shinjuku) avec son fameux escalier mécanique qui entraînait alors le client vers le magasin de disques. A cette époque, le Japon comme d’autres pays connaissait une révolution culturelle. La jeunesse se réunissait pour écouter les dernières chansons des Beatles ou des Rolling Stones. Quelques années plus tard, cette révolution allait se transformer en une violente contestation étudiante qui s’exprimera notamment à la gare de Shinjuku. En 1968, près de 300 000 personnes s’y rendront pour participer à la Journée mondiale contre la guerre, interrompant le trafic ferroviaire. Un an plus tard, ils seront encore des milliers à se réunir sur la place souterraine de la sortie Ouest pour chanter contre la guerre du Vietnam. On parle alors de folk guerrilla.
Si le quartier situé à la sortie Est de la gare a été un haut lieu de la vie culturelle de la ville, celui de la sortie Ouest a connu un destin complètement différent. Si la zone jouxtant la gare a connu une transformation notable avec notamment l’ouverture du grand magasin Keio en 1964, deux ans après celle de son concurrent Odakyû, les gens n’avaient pas beaucoup à marcher pour se retrouver au milieu de rien. La grande usine de traitement des eaux qui existait avant avait été déplacée, laissant derrière elle un vaste désert qui, en 1964, n’avait pas été construit. Dans le documentaire, Tokyo Olympiad, réalisé par Ichikawa Kon, on peut ainsi voir les coureurs du marathon passer par la kôshû kaidô (l’une des cinq routes qui reliait Edo au reste du pays) au Sud de la gare. Autour d’eux, on aperçoit le ciel bleu et quelques petits immeubles au loin.
Si on les compare avec Shinjuku, les quartiers de Shibuya et Roppongi étaient alors très différents de ce qu’ils sont devenus aujourd’hui. A Shibuya, seule l’autoroute a été ajoutée à l’époque. Elle est toujours là, passant au-dessus des voies de chemin de fer au sud de la gare. Pour ce qui est de Roppongi, un voyageur dans le temps aurait bien du mal à reconnaître le quartier de 1964 avec ce qu’il est aujourd’hui. A l’époque, l’impression générale qui s’en dégageait, c’était un quartier sous-développé dont les rues poussiéreuses et mal pavées serpentaient au milieu de petits îlots construits. A Yûrakuchô, qui avait été au lendemain de la guerre le principal lieu du marché noir dans la capitale, on ne parlait plus que de Sushiya Yokochô, une petite rue à la sortie Est de la gare dont les petits bars et restaurants de poissons crus étaient le lieu de rendez-vous des journalistes travaillant dans le quartier. Mais, avec la construction de l’immeuble Kôtsû Kaikan, les bars ont peu à peu disparu. Le dernier a fermé en 1968. D’autres quartiers sont devenus de vastes chantiers à l’époque. Mais la plupart des gens ne prêtaient guère attention au bruit et autres nuisances dans la mesure où c’était un signe de progrès, montrant que Tôkyô se transformait en une métropole moderne. Tôkyô est souvent comparée à un organisme vivant, en perpétuelle évolution. Le Tôkyô de 2013 n’a plus grand chose à voir avec celui de 1964, mais il ne fait aucun doute que le prototype de la cité moderne qu’elle est devenue a été créé il y a près de 50 ans.
Gianni Simone