Intarissable, Machida Shinobu étudie le sujet depuis plus de 30 ans. Il connaît tous les secrets des bains publics.
Prendre un bain est en soi une expérience tout à fait ordinaire. Mais il suffit de passer la tête derrière le rideau d’un sentô pour découvrir un monde bien particulier où fourmillent des personnes et des histoires fascinantes. Pour en connaître certaines d’entre elles, nous nous sommes tournés vers Machida Shinobu, sans doute le plus grand expert des bains publics au Japon. Il travaille sur le sujet depuis 33 ans et a visité quelque 3200 établissements dans tout l’archipel. “Les Japonais apprécient tout particulièrement les bains”, explique-t-il. “Pour nous, il ne s’agit pas seulement de laver notre corps, c’est un moyen de purifier notre esprit. C’est pourquoi nous entrons dans le bain seulement après avoir procédé au nettoyage de notre corps.” Machida Shinobu s’est intéressé à l’art du bain et à l’architecture des sentô après qu’un de ses amis australiens lui a demandé pourquoi la façade d’un bâtiment proche de chez lui ressemblait à un temple. “Comme la plupart des clients réguliers, je n’avais jamais remarqué cette particularité”, raconte-t-il. “J’ai alors commencé à faire des recherches. Je voulais également consigner cette partie de la culture japonaise qui risquait de disparaître sans laisser de trace.” Le danger est bien réel dans la mesure où, à Tôkyô, les sentô ferment au rythme d’un toutes les deux semaines. “A leur apogée, on en recensait 2600 en 1968. Aujourd’hui on n’en compte plus que 700 concentrés dans les quartiers traditionnels de la classe ouvrière”, explique-t-il. “Au niveau national, il n’en reste plus que 4 000 contre 18 000 il y a 45 ans.”
Machida rassemble non seulement des informations sur les sentô, il aime aussi mettre la main à la pâte, en peignant de temps en temps les fresques qui ornent la salle de bain principale. “Après avoir aidé les artistes pendant 30 ans, j’ai commencé à en réaliser moi-même”, dit -il. Ces œuvres d’art géantes, appelées penki-e en japonais, décorent en général la paroi située juste au-dessus de la baignoire principale où les clients se trempent après s’être lavés. Selon lui, la première est apparue en 1912. “Le propriétaire du Kikai -yu, un bain public dans le quartier de Kanda dans le centre de la capitale, voulait faire plaisir aux enfants qui fréquentaient son sentô. Il a alors demandé à l’artiste Kawagoe Koshiro d’égayer la salle avec une peinture”. Comme Kawagoe était originaire de la préfecture de Shizuoka, au sud-ouest de Tôkyô, il a peint un Mont Fuji. C’est encore aujourd’hui l’image la plus commune que vous rencontrez dans un sentô. “Vous apercevez le mont Fuji, cette montagne sacrée qui porte bonheur”, note-t-il. “Comme la fresque se trouve toujours au-dessus de la baignoire, cela donne l’impression que les neiges du mont Fuji, quand elles fondent, viennent directement dans le bassin. C’est aussi pour cette raison que les autres motifs que l’on rencontre le plus sont les ruisseaux et les chutes”. Ce genre de décoration est typique de la région de Tôkyô. Les artistes de penki-e utilisent uniquement de la peinture ordinaire en quatre couleurs de base (blanc, rouge, jaune et bleu) qu’ils mélangent pour obtenir toutes les combinaisons possibles. Comme la plupart des bains publics sont fermés seulement une fois par semaine, une fresque murale doit être terminée en un jour . “En général, cela prend environ 2 à 3 heures à un artiste pour réaliser le nouveau motif qu’il peint directement sur l’ancien”, souligne Machida Shinobu. “Mais au total, il faut compter environ 6 à 7 heures entre le début et la fin du chantier. La chose la plus importante est de s’habituer à la taille de la paroi avant de commencer à peindre. Une fois que vous avez commencé, il n’y a plus de temps pour revenir en arrière et tout recommencer”.
Aujourd’hui, on ne trouve ce type de décor que dans les établissements construits avant le milieu des années 70. Mais ils sont en voie de disparition en raison d’un manque d’activité . “C’est un travail difficile qui ne rapporte pas beaucoup. Plus personne ne veut faire ça”, affirme Machida. “Dans les années 50 et 60 , il y avait beaucoup de ces artistes. Malheureusement, il n’en reste plus que deux aujourd’hui. Ils vivent tous les deux à Tôkyô. L’un a 68 ans, l’autre a plus de 70 ans. Ils n’ont pas d’apprentis. Alors cet art traditionnel disparaîtra avec eux.”
Le monde du sentô est aussi plein de jeux de mots, dont la plupart ont quelque chose à voir avec le bain et la chance. “Il y a un établissement à Ôsaka qui dispose de deux statues de la Liberté parce que le terme nyûyoku qui signifie prendre le bain a la même prononciation que New York en japonais”, raconte-t-il. Certains sujets sont évités à tout prix car ils sont censés porter malheur au sentô. “Le mot singe, saru, signifie aussi “s’en aller” de sorte que ces animaux sont considérés comme tabou par les propriétaires qui ne veulent pas perdre des clients”, ajoute Machida. On ne trouve plus non plus de personnages issus de la culture pop comme Mickey, Doraemon ou Ultraman. “Dans le passé, les patrons de sentô essayaient d’attirer plus de clients en peignant ce genre de personnages, mais ils ont dû les couvrir pour des raisons de droits d’auteur.”
Gianni Simone