A l’approche des fêtes de fin d’année, Zoom Japon vous recommande deux œuvres qui s’inscrivent dans l’histoire du manga.
Ce n’est pas la première fois et ce n’est sans doute pas la dernière que nous saluons le travail effectué par Le Lézard noir. L’éditeur poitevin ne cesse de nous régaler, année après année, en nous offrant des œuvres originales puisées dans ce que le manga a produit de meilleur au cours des décennies écoulées. Ce qui suscite notre admiration, c’est le soin que Stéphane Duval apporte à l’édition de ces ouvrages qui ont joué un rôle considérable dans l’histoire de ce mode d’expression si important au Japon. Sans ce travail minutieux et cet engagement personnel d’une rare intensité, les lecteurs français n’auraient pas eu la chance de plonger dans l’univers obsédant de Maruo Suehiro (DDT, Vampire), de découvrir la gravité et la sensibilité de Higa Susumu (Soldats de sable, Mabui) ou encore l’humour décapant de Fukutani Takashi (Le Vagabond de Tôkyô). On est évidemment loin du shônen qui constitue aujourd’hui l’essentiel des ventes de mangas en France. Pourtant, certains de ces auteurs ont influencé et influencent encore les mangaka qui produisent de façon industrielle, sans que ce terme soit péjoratif. Avec son désir de partager sa passion pour des œuvres marquantes, Le Lézard noir contribue à façonner notre culture générale du manga sans laquelle nous ne sommes que de simples consommateurs passifs. Il le fait d’autant mieux que les ouvrages qu’il propose sont accompagnés de compléments indispensables pour situer l’œuvre dans son contexte et apporter des éclairages nécessaires à la bonne compréhension de certaines situations. Aux côtés de Stéphane Duval, il faut saluer la présence de Miyako Slocombe. Cette dernière assure avec brio la traduction de ces mangas qui nous donnent tant de plaisir.
En cette fin d’année, Le Lézard noir nous gâte avec trois sorties particulièrement fortes. Outre DDT de Maruo Suehiro qui rassemble des histoires courtes datant du début des années 1980, “sans doute la période la plus créative de l’auteur”, l’éditeur de Poitiers propose deux œuvres majeures : Gekiga fanatics de Matsumoto Masahiko et La Demeure de la chair de Hanawa Kazuichi. Traduits par Miyako Slocombe, ces deux ouvrages incarnent deux époques différentes et offrent deux visages du Japon contemporain. Le premier témoigne de la naissance d’un nouveau genre dans le manga : le gekiga dont la vocation était de s’adresser à un public adulte. Le représentant le plus connu de cette école est Tatsumi Yoshihiro dont une partie des œuvres est parue en France, notamment chez Cornélius. Dans La Vie dans les marges, manga autobiographique, celui-ci a évoqué cette période cruciale de l’histoire du manga lorsqu’il a créé le gekiga avec Saitô Takao et Matsumoto Masahiko. Dans Gekiga fanatics, ce dernier apporte sa version des faits qui constitue un remarquable témoignage. On peut bien sûr l’aborder comme un document, mais ce livre est aussi une fiction. Certains personnages ne sont pas désignés sous leur véritable identité pour des raisons que l’auteur n’a pas expliquées. Néanmoins, ce manga permet de bien saisir l’atmosphère de l’époque, c’est-à-dire les années 1953-1957. Elles marquent la transition entre le manga essentiellement conçu pour les enfants et des œuvres résolument créées pour des adultes. On découvre également les enjeux économiques d’un secteur qui est sur le point de connaître une véritable révolution avec l’apparition en 1959 des premiers magazines grand public Shônen Magazine et Shônen Sunday. Les trois amis passent par toutes sortes d’états d’âme pour faire avancer leurs idées et leurs projets. Ils sont très attachants et on suit avec un réel plaisir leur quotidien où l’alcool n’est jamais loin, les tiraillements qui les hantent.
Dans un registre bien différent, La Demeure de la chair (Nikuyashiki) suscite le même intérêt et le même plaisir de lecture. Le recueil contient plusieurs histoires courtes dont celle qui a donné son titre au volume. On y découvre toute la créativité de cet auteur hors norme qui a commencé sa carrière dans le mensuel Garo où un certain Tatsumi Yoshihiro officiait régulièrement. Autodidacte, Hanawa publie son premier manga Kan no mushi en juillet 1971 dans Garo qui est à l’époque l’espace le plus ouvert à la création en matière de manga. Cette histoire met en scène un jeune garçon turbulent que sa mère doit conduire chez un médecin acupuncteur pour qu’il le soigne. L’homme s’avère être un sadique. Ce premier récit ne figure pas dans le recueil édité par Le Lézard noir, c’est le seul regret que l’on peut avoir, car il contient déjà tous les ingrédients utilisés et réutilisés par Hanawa dans ses œuvres ultérieures et qui vont devenir sa marque de fabrique. Celui qui voulait devenir illustrateur découvre les immenses possibilités qu’offre le manga grâce au génial Tsuge Yoshiharu dont il fait la connaissance. Voilà pourquoi on retrouve chez lui une nette influence tsugeïenne notamment au niveau des détails apportés au décor et aux personnages les plus réalistes. Pour le reste, il laisse libre cours à son imagination et il n’en manque pas. Il se libère totalement pour construire un style particulier dont La Demeure de la chair qui paraît en mai 1972 est le premier exemple le plus frappant. La cruauté, le sang et une violence sourde envahissent les cases avec une incroyable force. Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’un acte gratuit, il y a une morale dans cette histoire inspirée de faits réels qui raconte comment une femme prête à tuer pour son mari se venge de lui en l’assassinant et en le mangeant avant d’être contaminée par la même maladie que lui. Quatre mois plus tard, Hanawa enfonce le clou ou plutôt le sabre avec Le Rouge et la nuit (Akai yoru), un récit sur un samouraï déjanté. Ce qui frappe, c’est la capacité de l’auteur à s’approprier et adapter le style utilisé dans les estampes. Malgré la violence, il y a une forme d’élégance qui s’en dégage. Il n’hésite pas non plus à remettre en question l’ordre établi, l’autorité de l’Etat en détournant les symboles comme dans La Combattante (Tatakau onna) aussi présent dans le recueil du Lézard noir. Il le fait juste de façon plus crue, traduisant sans doute une forme d’exaspération en vogue parmi les déçus des mouvements contestataires des années 1960 qui n’ont pas réussi à faire bouger les choses. En tout cas, Hanawa aura réussi à les faire bouger à sa manière, en exerçant une influence notable sur de nombreux auteurs comme Maruo Suehiro dont Le Lézard noir propose aussi les œuvres.
Gabriel Bernard
Références :
Gekiga Fanatics de Matsumoto Masahiko,
trad. par Miyako Slocombe, Le Lézard noir, 24 €.
La Demeure de la chair de Hanawa Kazuichi,
trad. par Miyako Slocombe, Le Lézard noir, 21 €.