Spécialiste du Japon, Richard Samuels analyse la situation du Japon trois ans après les événements du 11 mars 2011.
Le 11 mars 2011, un séisme de magnitude 9 et le tsunami qui l’a accompagné a frappé le nord-est de l’archipel, tuant 20 000 personnes et provoquant une réaction en chaîne à la centrale de Fukushima Dai-ichi. En raison de son ampleur et de ses conséquences politiques et économiques, la catastrophe a été considérée comme une chance pour réformer le pays et tourner la page de deux décennies de crise. Dans son livre 3.11: Disaster and Change in Japan, Richard Samuels relate les dix-huit mois qui ont suivi cet événement tragique tout en expliquant que cette opportunité de changement sans précédent n’a pas donné lieu à des améliorations substantielles. Il s’est confié à Zoom Japon.
Jean Derome
Votre livre est paru deux ans après la catastrophe. Compte tenu des événements qui se sont produits ensuite, auriez-vous écrit le même livre ?
Richard Samuels : A certains niveaux, il y a eu plus de changements que ce que j’avais observé, notamment dans le secteur énergétique où l’on assiste à une importante restructuration. Nous allons assister à un bouleversement au sein des grandes entreprises très structurées de façon verticale, ce qui va profiter à des structures plus petites. Il y aura une reprise du nucléaire, mais dans des proportions bien moins ambitieuses que ce que souhaitait initialement le gouvernement. Par ailleurs, l’autorité de régulation semble avoir plus d’influence que ce que l’on pouvait penser initialement. C’est une bonne surprise. On assiste aussi à des évolutions sur le plan de la politique de sécurité du pays, mais elles sont davantages liées à des facteurs extérieurs qu’à la catastrophe du 11 mars. Le premier facteur est l’attitude provocatrice de la Chine en mer de Chine. Le second est le retour au pouvoir d’Abe Shinzô qui a plus d’ambitions au niveau militaire. Les collectivités locales ont montré, quant à elles, leur implication en dépêchant des fonctionnaires dans les zones sinistrées. Même s’ils sont aujourd’hui moins nombreux, il reste tout de même dans cette partie du Japon près de 1 500 fonctionnaires envoyés après le 11 mars. C’est quelque chose de très important. Néanmoins, on a tout de même constaté une grande insatisfaction des Japonais à l’égard du gouvernement central, mais aussi des collectivités locales, en particulier dans cette partie de l’archipel. D’ailleurs, bon nombre de maires dans cette région ont perdu leur siège les uns après les autres lors des élections. C’est une conséquence que je n’avais pas anticipée dans mon livre.
Quel jugement portez-vous sur le Parti démocrate ? A-t-il été incompétent, malchanceux ou un peu des deux ?
R. S. : Il n’a certainement pas eu de chance. Il est encore aujourd’hui un peu tôt pour porter un jugement définitif sur sa gestion de la crise, en particulier celle de l’ancien Premier ministre Kan Naoto. Il était déjà soumis à une grande pression de la part de son propre parti qui souhaitait le voir partir avant même le 11 mars. Il est donc devenu le grand méchant loup. La vraie question est de savoir s’il le méritait. La réponse est sans doute négative. D’ici 4 ou 5 ans, de nouvelles analyses permettront de comprendre qu’il a fait ce qu’il pouvait avec les moyens dont il disposait. Des erreurs ont bien sûr étaient commises, mais avant de quitter le pouvoir, il a tenu le gouvernement et le parti en otage pour faire passer un budget supplémentaire indispensable compte tenu de la situation. C’est un moment important surtout pour quelqu’un qui quittait la scène. Je pense que son rôle sera réévalué.
Il y a aussi le Parti libéral-démocrate (PLD) qui n’a pas bonne presse dans votre livre.
R. S. : Dans mon livre, je critique le PLD pour sa collusion avec les entreprises, les scientifiques et les fonctionnaires sur la question de l’énergie. C’était un peu trop facile surtout lorsque le contrôle et la promotion du nucléaire dépendaient du même ministère. Cela dit, le Parti démocrate était également favorable au nucléaire avant et après la catastrophe, en promouvant son exportation. Donc ce n’est pas comme si un parti était en faveur de cette énergie et l’autre y était opposé.
Avez-vous été surpris par le résultat des élections de décembre 2012 et par la manière avec laquelle le PLD les a remportées ?
R. S. : Oui. Tout le monde avait vu les sondages qui montraient une opinion publique largement opposée au nucléaire. Et pourtant, c’est le parti le plus pro-nucléaire qui l’a emporté ! Cela montre plusieurs choses. D’abord, les gens ne votent pas toujours comme ils s’expriment dans les sondages. Il y a d’autres sujets qui comptaient. M. Abe a su mettre l’accent sur l’aspect économique. Les Japonais détestaient le nucléaire, mais ils détestaient encore plus la léthargie dans laquelle se trouvait l’économie du pays. Un autre point important, c’est que dix millions de personnes se sont abstenues. Le taux de participation a été le plus faible jamais enregistré dans une élection nationale. Cela signifie que les gens avaient perdu confiance dans le gouvernement. Après la victoire de M. Hatoyama en 2009, il y a eu trois Premiers ministres qui se sont succédés sans élection. Les Japonais ont probablement cru à toutes les critiques dirigées contre le Parti démocrate.
Est-ce que le fait de voir tant de personnes manifester dans les rues ne peut pas être perçu comme un bon point après tant d’années de léthargie ?
R. S. : Si bien sûr. Toutefois, il ne faut pas oublier qu’il a fallu beaucoup de temps pour que ces groupes se décident à y aller. Le Parti démocrate a alors décidé de faire machine arrière et de défendre l’option nucléaire zéro. Mais avec la disparition du Parti démocrate, les manifestations ont également perdu de leur vigueur. Désormais, ils ne sont plus que quelques centaines à manifester une ou deux fois par mois alors qu’il y en avait plusieurs centaines de milliers pendant l’été 2012. C’est vrai que la mobilisation politique a été beaucoup plus forte qu’au cours des trente années précédentes, mais elle n’a pas tenu la route.
Ce n’est sans doute pas une particularité japonaise, mais le gouvernement actuel ne semble tenir compte des sondages que lorsqu’ils sont favorables à sa politique. On a donc vu récemment M. Abe maintenir sa loi sur les secrets d’Etat en dépit des sondages qui la rejetaient.
R. S. : La popularité du gouvernement Abe en a d’ailleurs souffert. Il a perdu dix points dans les sondages avant de les regagner quand il a effectué sa visite au sanctuaire Yasukuni. Vous avez donc une population qui est opposée à la loi sur les secrets d’Etat, mais qui soutient la visite au sanctuaire Yasukuni. Voilà qui n’est pas très cohérent d’un point de vue idéologique.
Que pensez-vous de la loi sur les secrets d’Etat ?
R. S. : Elle peut avoir potentiellement des conséquences négatives sur les universitaires et les journalistes qui dépendent de l’accès à l’information gouvernementale. Mais aujourd’hui, il est difficile de déterminer les implications de cette loi tant qu’elle n’aura pas été appliquée. Si tous les fonctionnaires ont peur de se retrouver derrière les barreaux pour une dizaine d’années, elle aura un effet dissuasif.
La visite au sanctuaire Yasukuni a donné lieu à de vives critiques dans le monde. Pensez-vous que le gouvernement cherchera à établir un nouveau lieu de recueillement pour ses morts moins chargé d’histoire ?
R. S. : C’est ce que les Etats-Unis souhaiteraient notamment, car la façon dont l’histoire est racontée au Yushukan (le musée militaire attenant au sanctuaire) ne peut que heurter les autres pays. Malgré cela, le Premier ministre Abe s’y est rendu. Il ne s’agit en aucun cas de l’attitude d’un homme responsable, mais de celle d’un idéologue. Ce qui est frappant avec cette visite, c’est que le Japon bénéficiait depuis plusieurs mois d’une sympathie grandissante à son égard tandis que la Chine était perçue comme un pays provocateur en quête d’hégémonie. Le Japon en était une des victimes. Mais l’attitude du Premier ministre a changé les choses. Une nouvelle fois, l’attention s’est portée sur l’incapacité du Japon à reconnaître ses responsabilités pendant la guerre. C’est évidemment un problème dans les relations avec les Etats-Unis. Cela a rappelé aux Américains qu’ils étaient du côté chinois pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est évidemment un point dont M. Abe aurait dû se soucier et anticiper.
Comment analysez-vous le choix du Premier ministre ?
R. S. : Si vous vous mettez à sa place, il a ouvert la porte à la Chine pendant plus d’un an. Il était prêt à discuter, mais les Chinois ne sont pas venus. A ses yeux, il a fait preuve d’assez de patience et il a fini par se dire que les relations entre les deux pays ne pourraient pas être pires que ce qu’elles sont aujourd’hui.
Propos recueillis par Jean Derome