Chaque année, au début du printemps, la floraison des cerisiers met les Japonais dans un état second.
L’interminable hiver est enfin terminé. Les jours rallongent et les températures augmentent petit à petit. Les oiseaux chantent et les insectes bourdonnent. Tous ces signes ne trompent pas : la saison des cerisiers approche. Et au Japon, quand il y a un cerisier, il y a aussi hanami.
Hanami est souvent traduit littéralement par “regarder les fleurs”, mais cela ne suffit pas à saisir ce qui se cache vraiment derrière ce mot-valise. Car il n’existe, dans aucune autre langue un mot pour désigner le fait “de se saouler gentiment sous un arbre et de partager de la nourriture avec des amis tout en contemplant la beauté éphémère de la fleur”.
L’approche de la saison des cerisiers en fleurs déclenche une ferveur nationale que l’on rencontre en Occident lors d’un mariage royal ou d’une finale de Coupe du monde de football. Chaque année, dès que les premiers minuscules bourgeons apparaissent, tout le pays commence à bruisser dans l’attente du jour J. A la mi-février, les magasins sortent les décorations avec des cerisiers (sakura), synonymes d’humeur festive, un peu comme les boutiques en Europe ou aux Etats-Unis au moment de Noël avec leurs sapins et leurs guirlandes. Les serveuses dans les restaurants sortent leurs kimono roses avec des motifs de sakura.
La sensation d’un nouveau commencement est omniprésente. L’arrivée des cerisiers en fleurs ne symbolise pas seulement le retour de la vie avec le réveil de la nature et l’hiver qui s’endort. Cela coïncide avec le départ d’une nouvelle vie pour de nombreux Japonais. C’est à la fois la rentrée scolaire et le début de l’année fiscale. C’est aussi le moment où les salariés prennent leur nouveau poste, les lycéens entrent dans une nouvelle école ou passent à l’université. Qui plus est, le phénomène hanami transcende les différences d’âge et les classes sociales. Jeunes et vieux, amis et collègues de travail partagent cet instant. Personne n’y reste indifférent ou insensible.
La pratique du hanami remonte à l’époque de Nara (710-784), il y a de cela 1200 ans. A cette période, ce sont les pruniers dont la floraison est plus précoce que celle des cerisiers qui faisaient l’objet d’une attention particulière. Hanami a été associé au cerisier à l’époque de Heian (794-1185). Les célébrations étaient réservées à l’aristocratie et à la noblesse de cour qui appréciaient la contemplation des fleurs et la composition de poèmes. A la fin du XVIIème siècle, ces fêtes atteignent le sommet de leur popularité. Le seigneur et grand guerrier Toyotomi Hideyoshi (1537-1598) en était un très grand admirateur. Le souvenir de son extravagante fête organisée au temple Daigo-ji à Kyôto où ses 1 300 invités pouvaient admirer les 700 cerisiers qu’il avait faits planter est encore célébré de nos jours à l’occasion de la fête de Hô-Taikô Hanami Gyôretsu.
Pendant la période d’Edo, les cerisiers étaient collectés un peu partout dans l’archipel pour être replantés dans les demeures que les seigneurs possédaient en ville. Avec l’amélioration des techniques horticoles, les cerisiers ont aussi été plantés dans les parcs publics, les jardins des temples et le long des rivières. Cela a permis à la population de commencer à profiter de son propre hanami qui se caractérisait par des danses, de la nourriture et des boissons en abondance.
Il y a néanmoins une dimension spirituelle à ces réjouissances. Jusqu’au XXème siècle, le Japon était essentiellement un pays agricole, avec une population vivant à 70 % dans les campagnes. Au printemps, on organisait des pèlerinages collectifs dans les montagnes environnantes pour organiser des fêtes sous les cerisiers et célébrer la renaissance de la nature. Cet événement était un moment de communion collective et un élément attendu du calendrier pastoral. Après ces sorties, il était de coutume de ramener une branche de sakura et de la placer dans la rizière, car on croyait que les dieux de la montagne seraient attirés par la beauté de la branche fleurie et prompts à protéger la récolte. Les éléments divins sont encore manifestes aujourd’hui dans le profond respect que les Japonais ont à l’égard de la fleur de cerisier. Voilà pourquoi hanami est bien plus qu’une excuse pour détacher vos cheveux et profiter d’un bon pique-nique. Aujourd’hui encore, la communion avec la nature demeure un élément essentiel. Le poète anglais Keats a écrit que “tout objet de beauté est une joie éternelle”. Mais pour les Japonais, la joie découle de la nature éphémère de la beauté des fleurs de cerisier. “Nous n’admirons pas les fleurs de cerisier parce qu’elles sont jolies. On en trouve partout dans le monde”, explique Hotta Miyuki, une enseignante de 50 ans. “Nous les admirons aussi parce qu’elles tombent sans prévenir. On considérait que c’était la meilleure façon de disparaître pour un samouraï.”
Une fois que les bourgeons commencent à s’ouvrir, la fièvre des sakura commence à saisir le pays tout entier. Il y a tant de cerisiers à voir et si peu de temps ! La télévision, la radio et les journaux offrent un suivi quotidien des progrès de la floraison. On l’exprime en pourcentage. Dans les gares, on affiche des cartes de la floraison, montrant à quels endroits les cerisiers sont les plus fleuris. Les gens en discutent aussi avidement que les Français évoquent la météo. “Ils seront ouverts à 80% ce week-end à Miyajima”. “Ils ont dit qu’ils le seront à 100% d’ici mercredi.”
Les lanternes de papiers sont accrochées dans les cerisiers qui sont plantés le long des rivières ou dans les parcs. Les gens réservent leur place sous leur arbre préféré, leur sakura no meisho comme on dit au Japon. Ils le font plusieurs jours à l’avance, en plaçant simplement une grande bâche bleue sur le sol avec une note portant le nom du propriétaire. Personne ne songerait à prendre l’espace d’un autre une fois qu’il a été réservé de cette manière.
Une fois ouvertes, les fleurs de cerisiers transforment le paysage en un pays des merveilles éphémères. Elles éclairent les berges et les parcs publics, forment des sortes de halos roses sur les collines couvertes de pins, constituent des tunnels luminescents sur les routes de montagne et adoucissent les structures en béton dans les villes. La nuit, la lumière des lanternes sur les pétales roses crée une sorte d’ambiance surréaliste qui devient magique après un ou deux verres de saké.
C’est l’occasion aussi de voir apparaître un peu partout des étals de nourriture. On y vend du calmar grillé, de l’ayu grillé, des yakisoba (nouilles sautées), des takoyaki (boulettes de poulpe). Les supermarchés mettent en avant des rayons remplis de produits adaptés pour l’occasion (edamame, calmar séché, senbei) et de somptueux bentô contenant des tempura, des crevettes, du saumon, des boulettes de riz, du lotus et délicatement présentés dans des compartiments séparés. Certaines personnes préfèrent préparer elles-mêmes leurs plats, apportant sur place des plaques chauffantes, des barbecues et des caisses de bière. Au fil des heures, l’air commence à se remplir d’alléchantes odeurs en provenance des différents grills.
Hanami commence aux alentours de midi et peut se prolonger jusque tard dans la soirée. Les heures passant, l’atmosphère devient plus bruyante. Certains sites connus peuvent recevoir une foule aussi importante qu’un festival de rock. Certaines entreprises organisent des fêtes pour leurs employés. On y voit des hommes en costume-cravate, assis en tailleur, le visage rougi par l’alcool absorbé. Il y en a qui apportent des réchauds qu’ils allument au moment où le froid commence à se faire sentir. Il n’est pas rare non plus de voir des karaoke portatifs. Qui n’apprécit pas de pousser la chansonnette après quelques verres ?
Malgré l’alcool, l’atmosphère reste bon enfant, paisible, presque béat. La beauté des fleurs de cerisier semble imposer un respect comme s’il s’agissait d’un lieu sacré. Et comme nous sommes au Japon, une fois que la fête est terminée, les gens disposent consciencieusement leurs déchets dans des conteneurs mis à leur disposition ou les rapportent jusqu’à leur domicile. Les cerisiers sont à leur meilleur niveau pendant une semaine à dix jours, selon la météo. Une forte pluie ou un coup de vent peuvent emporter toutes les fleurs dans une sorte de blizzard étonnant. Trop vite et trop tôt, le pays perd son manteau rose pour laisser la place à la réalité. Mais il est réconfortant de se rappeler, quand l’hiver reviendra et se fera sentir, que des petits bourgeons réapparaîtront sur les branches nues des cerisiers et que les jours de hanami nous enchanteront une nouvelle fois.
Steve John Powell
Infos Pratiques :
Le front des cerisiers en fleurs progresse d’environ 30 kilomètres par jour. Sur l’île de Honshû, la floraison est à son plus haut entre la fin mars et le début du mois d’avril. Les dates changent chaque année. Il suffit de consulter la télévision pour connaître le moment précis. Il existe de très nombreux endroits pour profiter de ce spectacle. Parmi eux, nous vous recommandons le parc d’Ueno
à Tôkyô avec ses 1000 cerisiers, le château d’Ôsaka (4000 arbres), le parc Maruyama à Kyôto ou l’île de Miyajima (1300 arbres).
Des sakura en veux-tu en voilà
Au terme de son avant-propos, Franck Sadrin cite le poète anglais Alfred Edward Housman : “Le plus charmant des arbres, le cerisier maintenant, est suspendu de fleurs le long de son rameau. J’irai dans la forêt, pour voir le cerisier suspendu de neige”. Il exprime ainsi la fascination que l’on peut avoir pour cet arbre, mais aussi la sensibilité qu’il fait surgir lorsqu’on a bien appris à le connaître. C’est bien le cas de Franck Sadrin qui en sait plus que la moyenne sur les cerisiers du Japon et qui a décidé de partager son savoir dans un ouvrage paru chez Ulmer. Intitulé Cerisiers du Japon et autres Prunus d’ornement, il s’adressait a priori à tous ceux qui souhaitent planter de ces arbres dans leur jardin. Mais à sa lecture, on découvre que l’auteur a une autre ambition, celle de donner quelques clés pour saisir l’engouement que les cerisiers peuvent susciter. Il aborde bien évidemment hanami et propose de nombreuses informations sur la place que cet arbre occupe dans la culture japonaise. Son objectif est de renseigner le plus précisément possible sur les différentes variétés de cerisiers. On est d’ailleurs très vite surpris par leur nombre et par leur qualité esthétique. Il souhaite également encourager les lecteurs à suivre son exemple, en plantant des cerisiers dans leur jardin en France. Car ces arbres peuvent parfaitement s’adapter ailleurs qu’au Japon comme les 3 800 offerts en 1965 par les Japonais à la femme du président Johnson et plantés à Washington.
Gabriel Bernard