Travailler dans ces grands magasins où les mets les plus fins sont proposés exige un certain savoir-faire. Témoignage.
Sakamoto Yukari est née à Tôkyô, mais elle a grandi aux Etats-Unis. Elle a reçu une formation de chef et de boulanger dans une école de cuisine française avant de prendre des cours d’œnologie à l’Association américaine des sommeliers. Elle a travaillé en tant que sommelière au prestigieux New York Bar and Grill de l’hôtel Park Hyatt à Tôkyô. Elle a aussi passé un examen des plus rigoureux pour devenir spécialiste de shôchû, cet alcool distillé japonais, après avoir fait son apprentissage à Ashikaga, dans la préfecture de Tochigi, au nord de la capitale. Elle donne des cours sur la nourriture et l’alcool, publie des articles et organise des visites guidées des magasins et des marchés de Tôkyô. Elle nous rapporte ses souvenirs de sommelière lorsqu’elle travaillait au depachika de Takashimaya, à Nihonbashi.
Que faisiez-vous exactement chez Takashimaya ?
Sakamoto Yukari : J’étais sommelière dans le rayon du vin. Mais j’étais aussi en charge des autres alcools comme le saké, le shôchû, le whisky japonais ou encore la bière.
Comment se passait une journée type ?
S. Y. : D’abord, nous nous tenions debout à attendre les premiers clients que nous accueillions en nous courbant et en leur lançant “Irasshaimase” (bienvenue). C’est quelque chose que tous les Japonais considèrent comme normal, mais c’est amusant de voir le visage des clients étrangers. Ils semblent tellement surpris ! Ensuite, j’attendais qu’un client vienne me demander un conseil. Certains savaient déjà ce qu’ils voulaient et n’avaient pas besoin d’aide. D’autres, en revanche, se présentaient m’expliquant qu’ils se rendaient à une fête en me présentant ce qu’ils avaient acheté pour dîner pour que je leur recommande un vin.
Chaque jour était différent et cela changeait en fonction des saisons. Au Japon, les grands magasins sont habituellement plus fréquentés en été et à la fin de l’année. Ce sont deux moments où les gens offrent des cadeaux à des parents, des enseignants ou des relations professionnelles. En été, pendant la saison d’o-chûgen, les gens choisissent généralement de la bière tandis qu’en décembre au moment d’o-seibo, le cadeau le plus populaire le kôhaku, une boîte contenant une bouteille de vin rouge et une bouteille de vin blanc. Le saké se vend bien tout au long de l’année tandis que le champagne est plus populaire au moment de la Saint-Valentin.
Pensez-vous que la crise économique a eu un impact sur les ventes saisonnières ?
S. Y. : A la fin des années 1990 et au début de la décennie suivante, les pratiques de se faire des cadeaux en ont pris un sérieux coup dans la mesure où de nombreuses personnes et entreprises ont réduit leurs dépenses. Toutefois, depuis quelques années, les depachika ont enregistré de bons chiffres d’affaires, notamment avec des produits très chers.
J’ai travaillé chez Takashimaya qui est un magasin très traditionnel, le plus ancien du Japon, particulièrement apprécié par les personnes les plus âgées. Pour elles, la tradition de la saison des cadeaux constitue un rituel social important. Pas question donc d’aller à l’encontre de ces pratiques. Et peu importe la situation économique, il n’est pas question pour elles de s’y soustraire. Dans ce contexte, la situation de Takashimaya ou de Mitsukoshi est bien différente de celle de Matsuya ou Isetan qui attirent une clientèle plus jeune.
Est-ce que le type de nourriture vendue d’un magasin à l’autre est différent ?
S. Y. : Il y a de grandes différences y compris au sein des magasins de la même enseigne. Par exemple, le client type du Takashimaya de Shinjuku a en moyenne une trentaine d’années et a des goûts bien différents des clients plus âgés du magasin de Nihonbashi.
Beaucoup de gens considèrent le depachika d’Isetan comme le meilleur. Qu’en pensez-vous ?
S. Y. : Il y a 7 ou 8 ans, ils ont procédé à une grande opération de rénovation et ont modifié leur façon de présenter la nourriture. En comparaison, si vous vous rendez au Takashimaya de Yokohama, vous verrez une présentation plus classique. C’est évidemment pratique, mais ce n’est pas très joli. Isetan a pour sa part misé sur la présentation de ses produits. Vous pouvez vous en rendre compte dans ses rayons de prêt-à-porter ou de joaillerie. Cela n’est pas réservé à la seule nourriture. En ce sens, Isetan a été un pionnier. D’autres grands magasins lui ont emboîté le pas. Mitsukoshi a entrepris des changements il y a quelques années tandis que le Matsuya de Ginza a procédé à sa rénovation cette année.
On peut donc dire que les grands magasins tentent de s’adapter à leur temps et aux besoins renouvelés de leur clientèle…
S. Y. : En effet. Faire ses courses sur Internet est de plus en plus populaire et souvent moins cher et pratique. Voilà pourquoi les grands magasins doivent trouver les moyens d’attirer la clientèle.
Une des choses qui permet d’attirer la clientèle est cette habitude dans les depachika de proposer aux clients de goûter les produits. A tel point que certains guides touristiques suggèrent aux touristes avec un budget serré de se rendre dans ces lieux pour faire des économies en ne dépensant rien pour déjeuner.
S. Y. : C’est vrai. Dans mon rayon aussi, nous avions l’habitude d’introduire de nouveaux vins tandis que dans le rayon consacré au saké, on mettait chaque semaine en avant une nouvelle brasserie. De cette façon, le client peut goûter avant de faire son choix. Chez Takashimaya, il y avait beaucoup plus de produits à goûter dans le passé. Ils sont maintenant un peu plus intelligents et les mettent à l’abri derrière le comptoir. Ils attendent qu’un client manifeste vraiment son intérêt pour lui présenter. Quoi qu’il en soit, la plupart des Japonais ont une mentalité différente. Ils pensent que d’avoir de la nourriture gratuite sans la payer n’est pas très poli. Ils prennent en général un morceau à goûter seulement s’ils ont vraiment l’intention de l’acheter.
Pouvez-vous dire combien il y a de boutiques représentées dans un depachika ?
S. Y. : En général, on en recense 150, mais Tôbu, dans le quartier d’Ikebukuro en a 250.
Qu’avez-vous vraiment apprécié lorsque vous travailliez dans un depachika ?
S. Y. : Sur un plan égoïste, j’avais la chance de voir la cuisine évoluer en fonction des saisons. Sur un plan plus professionnel, c’était agréable de voir un client revenir encore et encore, et de développer une relation de proximité avec lui. C’est parce que nous avons montré que nous faisions attention à notre clientèle que celle-ci manifeste un fort attachement à l’égard de certains depachika.
Pourtant certains étrangers, en particulier ceux qui vivent au Japon, se plaignent du service qu’ils reçoivent dans les depachika. A leurs yeux, c’est un peu exagéré notamment en matière d’emballage. Ne partagez-vous pas ce sentiment, vous qui avez grandi aux Etats-Unis ?
S. Y. : Je comprends ce que vous dites, mais je dois dire que j’adore ça. Je vis au Japon depuis des années et chaque fois que je vais aux Etats-Unis, je suis frappée par le manque de courtoisie dans les magasins là-bas. Les employés ne vous saluent jamais et ne vous remercient jamais. Au Japon, ils font tout pour que vous vous sentiez comme une personne spéciale. Tout ce qu’on entend autour de la notion d’omotenashi (hospitalité) est vrai. Par exemple, si vous achetez une boîte de bougies et que vous voulez les offrir séparément à vos amis, ils se feront un plaisir de vous donner des sacs supplémentaires. Quand j’ai commencé à travailler à Takashimaya, l’un de mes premiers boulots consistait à emballer les produits, ce qui était loin d’être simple parce que le papier et la façon de faire dépendent de l’occasion.
Pourquoi les Japonais, les Japonaises en particulier, aiment tant les depachika ?
S. Y. : Tout d’abord, beaucoup de marques réputées au Japon disposent de stands. Aussi il est facile de trouver ce qu’il y a de meilleur au niveau de la nourriture. Chez Takashimaya, vous pouvez trouver un stand Peck de Milan. Encore aujourd’hui, lorsque je me rends chez Takashimaya, je ne manque jamais de m’acheter une ciabatta, une focaccia avec du jambon ou du salami de chez Peck. Je peux aussi trouver d’authentiques croissants qui me donnent l’impression d’être dans une vraie boulangerie française. Nous sommes vraiment gâtés au Japon. Un autre point fort des depachika est lié à la possibilité d’y manger sur place ou d’acheter un bentô que l’on pourra déguster dans un autre endroit comme sur les toits aménagés des grands magasins. Peu d’étrangers savent ça. Aussi lorsque je fais des visites guidées, je ne manque jamais de mettre en évidence ces lieux qui sont aménagés pour que vous puissiez apprécier votre tempura et autres tonkatsu.
Avez-vous des conseils à donner à ceux qui voudraient se rendre dans un depachika lors de leur prochain séjour au Japon ?
S. Y. : Les étrangers sont souvent fascinés par les fruits dont les prix sont très élevés. Senbikiya, par exemple, vend par exemple des melons à 15 000 yens ou des boîtes de 6 pêches à 10 000 yens. Mais si vous achetez l’un de ses desserts avec des fruits dessus, vous pouvez avoir une idée de leur qualité sans avoir à vous ruiner. Par ailleurs, les grands magasins organisent souvent des événements liés à la nourriture dans les étages supérieurs, comme ceux où des représentants de régions comme Hokkaidô ou Kyûshû viennent faire la promotion des produits de leur terroir. Ces événements sont promus sur les sites Internet des grands magasins. Mais si vous ne pouvez pas lire le japonais, n’hésitez pas à vous renseigner auprès de l’accueil du magasin.
Propos recueillis par Jean Derome