Oublié depuis plus de dix ans en France, l’auteur de L’Ecole emportée revient grâce au travail de l’inégalable Lézard noir.
Découvert en France, il y a dix ans, grâce à L’Ecole emportée paru chez Glénat, Umezu Kazuo aurait logiquement dû connaître une plus belle carrière dans l’hexagone dans la mesure où il est sans nul doute le père du manga d’horreur et où son influence sur l’œuvre d’autres mangaka comme Itô Junji est considérable. Mais les éditeurs français ont quelques difficultés à gérer le manga patrimonial. Ils se contentent de publier des œuvres sans les accompagner d’un travail de contextualisation indispensable pour comprendre l’univers dans lequel elles s’inséraient au moment de leur parution au Japon. Cela explique pourquoi, la plupart du temps, ces mangas ne rencontrent pas le public et ne satisfont en définitive qu’une minorité d’amateurs sensibles avant tout au graphisme ou suffisamment cultivés pour comprendre toute la dimension du titre en question. Cette carence éditoriale s’est souvent traduite par des ventes médiocres comme ce fut le cas pour Kamui-den de Shirato Sanpei paru chez Kana ou pour L’Ecole emportée d’Umezu Kazuo que Glénat, pourtant l’un des pionniers du manga en France, a mis en vente en assurant un service minimum.
Publiée entre 1972 et 1974 dans Shônen Sunday au lendemain d’une décennie de contestation qui a laissé un goût d’inachevé à son auteur, L’Ecole emportée livre une vision cauchemardesque du Japon à travers le destin d’une école primaire transportée dans un futur dévasté, stérile et peuplé de créatures monstrueuses. Umezu laisse peu de place à l’espoir, créant un univers pesant et troublant qui va marquer toute une génération dans l’archipel. En France, le manga sera un échec tout comme Baptism, toujours chez Glénat qui n’a pas poursuivi le travail en éditant d’autres œuvres du génial mangaka.
“Umezu est une référence pour énormément de gens au Japon où tout le monde semble le connaître et en parle avec bienveillance. C’est une figure incontournable du manga d’auteur. Ça me paraissait curieux qu’il soit négligé à ce point en France depuis plusieurs années”, confie Stéphane Duval grâce à qui le mangaka a enfin un nouveau droit de cité. A la tête du Lézard noir, Stéphane Duval se bat depuis des années pour offrir au public français ces œuvres dont l’influence a été considérable sur des mangaka bien sûr, mais aussi sur d’autres créateurs comme le cinéaste Kurosawa Kiyoshi. Ce dernier signe la préface de La Maison aux insectes, un recueil d’histoires courtes imaginées par Umezu Kazuo entre 1968 et 1973 que Le Lézard noir vient de faire paraître. “J’ai lu beaucoup de ces mangas, mais ce qui me marque le plus, c’est le style de son dessin, avec les arrière-plans remplis de noir. J’ai l’impression que ces parties opaques se détachent de l’ensemble. Ainsi dans les revues de mangas, les histoires d’Umezu se distinguent vraiment des autres”, écrit le réalisateur de Kaïro ou Charisma qui se caractérisaient aussi par leur univers sombre et angoissant.
C’est aussi ce qui ressort de La Maison aux insectes, mais comme dans l’ensemble de son œuvre, il ne s’agit pas de créer une angoisse gratuite. Umezu Kazuo a cette capacité à saisir et surtout à restituer la part d’ombre qui est en chacun d’entre nous. “Il nous rappelle de manière glaçante qu’un seul événement, parfois anodin, peut briser toute une vie. Son analyse de la nature humaine est terrifiante de justesse ; il brosse des portraits qui dévoilent la perversion et le côté sombre, troublé de l’homme derrière son apparente normalité. Il nous rappelle aussi à quel point nous sommes de petites choses, et combien la vie est éphémère”, résume Miyako Slocombe, traductrice de La Maison aux insectes qu’elle a sélectionnée en compagnie de Stéphane Duval. Dans la première nouvelle qui a donné le titre au recueil, l’auteur s’intéresse à la vie de couple et à ses travers avec le mari qui convainc sa maîtresse de le raccompagner afin de lui présenter son épouse, laquelle se transforme en insecte pour fuir ses violences. En définitive, Umezu Kazuo ne se contente pas de créer une histoire glauque et un décor de maison hantée simplement pour nous donner des frissons ou provoquer un moment d’angoisse. Ce serait un peu trop facile. Le mangaka s’interroge sur la femme japonaise, sur sa place dans la société qui se résumait alors à être une épouse dévouée à son mari. Au moment où ces nouvelles ont été publiées, le rêve de la plupart des jeunes femmes était de se marier. Les radios passent alors en boucle des chansons à la gloire du mariage comme Hanayome de Hashida Norihiko et les Climax. En 1970, plus d’un million de mariages ont été célébrés. Dix ans plus tard, on n’en compte plus qu’environ 775 000. S’agit-il d’un effet Umezu qui a ouvert les yeux à la génération suivante ? Difficile à dire et sans doute peu probable, mais on peut dire que le mangaka est un auteur visionnaire qui traduit à sa manière les dérives de la société. Cette dernière est de nature à entraîner les hommes vers la folie. C’est ce qui frappe dans ce recueil et qui le rend si prenant. “Il arrive souvent que le narrateur soit atteint de folie, et qu’il y ait parfois un manque de logique dans sa réflexion, ce qui donne parfois une impression d’étrangeté qu’il était important de garder dans la traduction. Il fallait donc rendre compte de la folie des personnages à travers leurs paroles, sans que la traduction ne paraisse maladroite pour autant”, confirme Miyako Slocombe dont le travail est une nouvelle fois irréprochable.
Voilà donc de très bonnes raisons de vous précipiter chez votre libraire pour y acquérir La Maison aux insectes. Une fois que vous l’aurez dévoré, lancez-vous alors dans la lecture de L’Ecole emportée.
Odaira Namihei