Dans ce bar de Fukuoka, le propriétaire, amoureux des disques, attire ses clients avec les meilleurs artistes afro-américains.
Dans le quartier de Tenjin, face à l’île de Nakasu où se déroule chaque année le festival de Jazz de Fukuoka, un bras de la rivière vous conduit jusqu’à une devanture rouge sur laquelle est écrit JAB, Jazz and coffee. Pour seule indication : un téléphone mobile barré du sens interdit. Un lieu rare et conservé dans son jus. Il est consacré à l’écoute de morceaux sélectionnés par le patron ou par le client.
On entre. Seule la musique sort d’un ampli à ampoule vieux de quarante ans. Ambiance cosy. On peut fumer une cigarette au comptoir. Le barman fait le tour, choisit un disque sur les étagères qui recouvrent les murs. Quelques tables, une dizaine de places au comptoir et derrière, Akiba Masaru. Il assure avec discrétion le service de café, de shôchû [alcool distillé à base notamment de patate douce], de whisky et de bière. On ne vient pas ici pour la carte, mais pour la musique. C’est ainsi qu’Akiba Masaru a lui même connu le lieu. Il était alors étudiant en conservation du patrimoine. Il y venait et pouvait se contenter d’un café. Le “boss”, Hanyu Yunoshin, a ouvert le lieu en 1971. Ce féroce mélomane et défenseur d’un jazz afro-américain a accumulé une collection de plus de deux mille références, dont quelques pépites ; comme un exemplaire de Duke Ellington et Ella Fitzgerald signé de leurs mains.
Le bar aurait pu disparaître après la mort de son propriétaire en 2000, mais M. Akiba est passé de l’autre côté du comptoir et il s’en occupe tous les jours de la semaine de midi à minuit, sauf le dimanche. Il a abandonné l’idée de trouver du travail dans son domaine et dédie sa vie au JAB en promettant de “préserver le style et l’esprit du lieu jusqu’au bout”. Le jazz et la ville de Fukuoka se sont rencontrés lorsque l’armée américaine y a installé sa base. “On en écoutait avant que l’armée américaine soit là !” assure-t-il, mais c’est l’arrivée des GI’s qui a fait augmenter le nombre de lieux dédiés à cette musique. A l’époque, “il n’y avait pas d’autres loisirs. C’était cinéma ou bar à jazz”. L’influence est restée. Aujourd’hui, avec sa trentaine de places, il défend l’écoute des standards du jazz afro-américain en suivant l’exemple de l’ancien patron, “ici on ne passe pas Keith Jarret”, ironise Akiba Masaru.
Derrière son comptoir, il guette le client, l’observe et parcourt lentement la discothèque de vinyles qui couvre les murs afin de trouver le disque qui correspond au moment et au “style du client”.
A peine arrivés, il nous a sorti Under Paris Skies du Freddie Reb trio. Un enregistrement qui remonte à 1971 qu’il a choisi pour nous à cause de notre accent. C’est son plaisir et il l’avoue modestement, il aime voir la réaction de ses clients. Il pose la pochette sur un chevalet qui trône au bout du comptoir. Satisfait de son effet, il repart devant son mur de vinyles dont lui seul connaît le système de classement. Il a un coin d’étagère dédié aux Français de passage. Peu bavard, on le pousse un peu et, il nous raconte que depuis quarante ans le jazz a changé à Fukuoka. Il a vu son concurrent et ami le New combo fermer il y a une dizaine d’années. Avec le Riverside, il est un des derniers dans la capitale de Kyûshû à pratiquer ce type d’écoute. Le client choisit son disque. Il n’est pas fan des demandes classiques, mais il respecte chaque décision. Pendant qu’il nous raconte cela, il pose le diamant sur le sillon d’un Michel Sardaby Trio. Une rareté : le premier album du Martiniquais Night Cap avec à la basse Percy Heath et à la batterie Connie Kay. C’est visiblement l’un de ses préférés. Ces enceintes JBL dépassant le mètre vingt distillent avec une puissance contenue deux morceaux de l’album. “On a changé les twitters il y a vingt ans. Le son était trop aigu, ça fatiguait la tête”, raconte-t-il.
Minuit approche, il nous fait découvrir sa collection improbable d’Henri Debs distribution, un producteur qui a popularisé le zouk dans le monde et dont les artistes jazz étaient distribués jusqu’au Japon. “Il y a une douzaine de bars jazz à Fukuoka, mais ils changent trop souvent de propriétaire”, regrette-t-il. Du côté des musiciens, il estime qu’ils sont “trop techniques, trop gourmands, trop business”. Il y a plus de dix ans qu’il n’organise plus de concerts dans ses cinquante mètres carrés. “Les disques, c’est fait pour être écouté”, lâche-t-il. Alors il se met en quatre pour satisfaire l’oreille des mélomanes. C’est la raison pour laquelle le JAB existe encore. On lui demande quel est le dernier vinyle qu’il a acquis. Il hésite et va chercher l’album de Miyoshi Umeki American songs in Japanese. “Elle est décédée à l’âge de 90 ans dans une maison de retraite pour artistes aux Etats-Unis. C’est la plus belle voix du Japon”, assure-t-il. Il doit fermer. Pendant que le timbre suave et soul de la Japonaise enveloppe le lieu, on lui demande s’il dispose d’un site Internet. Il rigole et nous dit qu’il n’existe pas sur la Toile.
Dominique Leray & Ritsuko Koga
Informations pratiques
Situé à 150 mètres de la gare de Tenjin-minami, le JAB vous accueille au rythme des meilleurs artistes afro-américains.
5-2-13 Watanabedôri, Chûô-ku, Fukuoka
Tél. 092-712-7413
Le Nakasu Jazz festival se déroule chaque année au mois de septembre depuis 2009. Pendant deux jours, des dizaines de musiciens, pour la plupart Japonais, se produisent sur scène de 17h à 23h. Pour s’y rendre, il suffit d’emprunter la ligne de métro Kûkô et de descendre à la station Nakasu Kawabata. Les spectacles sont gratuits et ouverts au public.