Si les Japonais restent très marqués par la catastrophe de Fukushima Dai-ichi, le lobby nucléaire demeure puissant.
Après la triple catastrophe du 11 mars 2011, beaucoup croyaient que le Japon tournerait définitivement la page du nucléaire. L’accident à la centrale de Fukushima Dai-ichi survenu après le violent séisme et le tsunami qui ont ravagé la côte nord-est de l’archipel a plongé le pays dans un état de sidération qui s’est rapidement traduit par une remise en cause par la majorité des Japonais de leur confiance aveugle envers l’atome. Au cours des décennies précédentes, ils avaient fini par se laisser convaincre que l’énergie nucléaire était leur amie et que la maîtrise technologique des entreprises nationales garantissait une sûreté à toutes épreuves. Le 18 février 1961, le Yomiuri Shimbun, principal quotidien du pays, affirmait que “si l’on suit à la lettre les critères de sécurité sans égal dans le monde, même si un séisme d’amplitude prévue venait à survenir, cela ne serait pas un problème. C’est vraiment ‘la sécurité avant tout’”. Cela a donné naissance au “mythe de la sécurité” (anzen shinwa), lequel a gouverné l’attitude des Japonais à l’égard de l’atome en dépit de la peur qu’il avait pu susciter après les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki en août 1945. L’Etat comme les entreprises en charge de la construction et de l’exploitation des centrales n’ont jamais cessé de tenir un discours rassurant à son égard, créant même dans les régions où elles ont été implantées une dépendance qui reste encore forte aujourd’hui malgré les événements d’il y a 5 ans.
Jusqu’au 21 décembre dernier, on pouvait lire à l’entrée de la ville de Futaba l’inscription suivante : “le nucléaire, une énergie pour un avenir radieux”. C’est sur son territoire que la centrale de Fukushima Dai-ichi a été implantée et, si l’accident n’était pas survenu, deux autres réacteurs y auraient été construits tant l’argent des compagnies d’électricité – ici Tokyo Electric Power Co. (Tepco) – était devenu indispensable pour assurer le “bien-être” de ses habitants. Futaba est désormais une ville fantôme et sa population de 6 932 âmes a dû la quitter à jamais. Malgré ce traumatisme, cette inscription, symbole de l’emprise du nucléaire, est demeurée en place malgré les malheurs qui se sont abattus sur la petite cité. La disparition de cette fausse promesse a largement été relayée par les médias en décembre dernier comme pour signifier que le pays n’était plus dupe devant une telle assurance. Le “mythe de la sécurité” s’est bel et bien effondré. Les Japonais ne croient plus une seule seconde que le nucléaire soit une technologie sûre. Cinq ans après l’accident de Fukushima Dai-ichi, une grande majorité de la population (64,4 %) estime que l’atome représente encore un danger. Un pourcentage encore élevé si on le compare à celui de mai 2011 (72,1 %) enregistré deux mois après la catastrophe.
Les Japonais expriment également une vive opposition à la volonté du gouvernement actuel de remettre en service une partie du parc nucléaire mis à l’arrêt suite aux événements de mars 2011. Avant que le Parti libéral-démocrate d’Abe Shinzô ne reprenne les rênes du pouvoir en décembre 2012, le Parti démocrate, qui dirigeait le pays au moment de la catastrophe, s’était engagé à abandonner l’énergie nucléaire et à démanteler les centrales présentes dans le pays. Une perspective que le PLD ne pouvait pas cautionner pour de nombreuses raisons parmi lesquelles figurent ses liens avec les groupes industriels concernés par ce secteur stratégique, tellement important que le Premier ministre Abe désireux de relancer l’économie nationale a fait de la technologie nucléaire japonaise un de ses sujets de prédilection lors de ses rencontres avec des dirigeants étrangers désireux de s’équiper en centrales. L’Inde et le Vietnam ont montré leur intérêt à l’égard des centrales made in Japan, de quoi satisfaire le chef du gouvernement qui n’a pas tardé à manifester son intention de redémarrer certains réacteurs malgré les doutes et le refus de la population tant au niveau local que national. Selon un sondage du Tôkyô Shimbun réalisé en septembre 2015, 41 % des personnes interrogées souhaitent que l’objectif du gouvernement de fixer entre 20 et 25 % la part du nucléaire dans la production d’électricité soit encore revu à la baisse. Elles veulent en revanche que les énergies renouvelables (solaire, éolien) bénéficient d’une plus grande attention de la part des pouvoirs publics. Une tendance confirmée en février 2016 par une autre étude de la NHK selon laquelle 49 % des Japonais manifestent leur désir de voir le nucléaire être réduit à la portion congrue. Quant aux habitants des régions concernées par le redémarrage des centrales implantées sur leur territoire, ils sont clairement hostiles à la relance des réacteurs. Selon un sondage du Minami Nippon Shimbun, le quotidien de Kagoshima, 59 % des résidents de la région étaient opposés à la reprise des activités au sein de la centrale de Sendai, sur l’île de Kyûshû, dont deux réacteurs ont été redémarrés à l’été et à l’automne derniers. Même son de cloche chez les personnes concernées par le redémarrage, le 29 janvier, d’un des réacteurs de la centrale de Takahama, dans la préfecture de Fukui. Malgré les manifestations, Kansai Electric Power Co. (Kepco) entend poursuivre sa production d’électricité d’origine nucléaire en obtenant l’autorisation de relancer la centrale d’Ôi située dans la même préfecture.
Bien qu’ils se sentent parfois méprisés par les autorités et les représentants du lobby nucléaire, les Japonais ne désarment pas et continuent de manifester leur opposition. Pour marquer les cinq ans de l’accident de Fukushima Dai-ichi, plusieurs rassemblements seront organisés dans le pays afin de réclamer la suspension du programme nucléaire. De Tôkyô à Nagoya en passant par Takasaki, des centaines de milliers de personnes tenteront de faire entendre leurs voix tout en sachant que le gouvernement actuel n’en a cure. Ce dernier justifie le redémarrage par le respect des nouvelles normes de sûreté édictées par l’Autorité de régulation du nucléaire (ARN), lesquelles ont pourtant été critiquées par le tribunal de Fukui pour leur “manque de rationalité”. L’attitude actuelle des pouvoirs publics rappelle celle de leurs prédécesseurs qui ont défendu avec force la capacité à maîtriser cette technologie. Mais depuis le 11 mars 2011, les Japonais savent qu’un accident nucléaire de grande ampleur et dépassant les scénarios envisagés peut se produire à n’importe quel moment. Rappelons que ce qui est survenu à Fukushima Dai-ichi a été classé au niveau 7 (le plus élevé) de l’échelle internationale des événements nucléaires, au même niveau de gravité que la catastrophe de Tchernobyl (1986). La situation est loin d’être réglée malgré les propos rassurants des autorités. En septembre 2013, pour appuyer la candidature de Tôkyô à l’organisation des Jeux olympiques de 2020, Abe Shinzô avait déclaré devant le Comité international olympique (CIO) réuni à Buenos Aires que “la situation est sous contrôle”. Son assurance avait convaincu le CIO, mais pas des millions de personnes qui n’ont toujours pas oublié et qui vivent quotidiennement les conséquences de la catastrophe.
Odaira Namihei