Je suppose que cela n’a pas été facile de créer une maison d’édition ici.
F. T. : Le secteur de l’édition au Japon n’est pas si différent de celui en Europe. La principale différence est que, si vous souhaitez vendre vos livres par l’intermédiaire d’un distributeur, vous devez ouvrir un compte chez lui, et ce n’est pas facile car vous devez lui prouver que vous êtes assez fort pour le faire. Quand j’ai commencé, je ne savais rien de l’édition, alors j’ai décidé de passer par un autre éditeur. Je suis entré en contact avec Asuka Shinsha qui a accepté de distribuer mes livres. Il n’intervient pas sur le plan éditorial et il m’aide à vendre mes livres moyennant finances. Donc, se lancer sur le marché japonais, en particulier en tant qu’éditeur indépendant, est assez coûteux, mais c’est un environnement très sécurisé. Dans un sens, mon ignorance était une bonne chose. Si j’avais su les obstacles auxquels j’allais être confronté, je ne l’aurais jamais fait. Mais cela a marché.
Et comment cela se passe-t-il du côté européen ?
F. T. : Comme le suggère le nom de l’entreprise, tous mes auteurs viennent d’Europe. Actuellement, je publie principalement des auteurs français, mais au début, j’ai travaillé avec de nombreux auteurs originaires d’Italie, d’Espagne, de Belgique, etc. publiés ou même installés en France. Aujourd’hui, mon titre le mieux vendu, Blacksad [éd. Dargaud], est l’œuvre de deux Espagnols, Juan Díaz Canales et Juanjo Guarnido. Je ne publie pas d’histoires originales. Toutes ces bandes dessinées ont déjà été publiées en France. Ensuite, je choisis ce que je pense être le mieux adapté au marché japonais, j’achète les droits et m’occupe de la traduction.
Blacksad est votre best-seller au Japon. En moyenne, combien d’exemplaires en vendez-vous ?
F. T. : Entre 4 000 et 7 000 exemplaires, ce qui est plutôt bon pour un titre étranger.
A bien des égards, le Japon semble être un marché fermé. Les amateurs de films et de musique, par exemple, ne paraissent pas très intéressés par ce qui vient de l’étranger.
F. T. : C’est vrai. Mais il y a une grande différence entre l’industrie de la musique et du cinéma d’un côté, et l’industrie de la bande dessinée de l’autre. La musique et les films japonais n’ont pas de gros débouchés à l’étranger. Leur qualité moyenne n’étant pas si élevée, l’approche qui les entoure est plutôt protectionniste. Ils ne sont guère ouverts sur l’extérieur et se tournent volontiers vers le marché intérieur. En ce qui concerne la bande dessinée, l’industrie japonaise domine le monde et la qualité moyenne des mangas est tellement élevée qu’ils s’exportent partout. Leur degré d’engagement vers la perfection est inégalé en Europe et en Amérique. Les éditeurs sont très impliqués dans le processus de création et de production. Donc, à mes yeux, l’industrie du manga n’est pas fermée. Elle est tellement forte qu’elle n’a pas besoin de s’inquiéter de la concurrence étrangère. Par ailleurs, les productions japonaises et françaises ou européennes sont très différentes.
Dans quel sens ?
F. T. : L’objet lui-même est différent, car les bandes dessinées françaises sont en couleurs. C’est possible car une bande dessinée compte en moyenne 50 pages. Les mangas font 100 à 200 pages, ils sont en noir et blanc avec seulement quelques pages couleurs au début. Par ailleurs, les bandes dessinées occidentales se concentrent sur la manière dont l’histoire se déroule, souvent au détriment du développement du personnage. Notre rythme de lecture est plus lent, puisque le lecteur prend le temps d’admirer l’art de chaque case. En outre, le lecteur prend plus de distance par rapport à l’histoire à la différence du manga qui l’entraîne littéralement dans le récit. Il y a beaucoup plus d’implication émotionnelle. C’est comme être pris dans un puissant courant.