Comment présenteriez-vous en quelques mots l’histoire de votre île et sa situation actuelle ?
I. N. : Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’explorateur Matsuura Takeshirô, a dessiné des cartes précises de l’île, qui s’appelait alors Ezo, ainsi que de l’île de Sakhaline. Il avait alors déjà alerté sur les risques d’extermination que l’administration exercée par le clan Matsumae faisait peser sur les Aïnous. Après la Restauration de Meiji, en 1896, il a participé au programme de défrichement et d’exploitation d’Ezo, mais, malgré le respect dont il jouissait, sa proposition de renoncer au système jusque-là imposé par Matsumae n’a pas été acceptée par le nouveau gouvernement de Meiji. Selon ce système aucune chance n’était donnée aux Aïnous de participer à l’administration de leur territoire. Matsuura a donc démissionné, renoncé à ses titres et est rentré à Tôkyô. Jamais il ne retournera à Hokkaidô. Les Aïnous furent relégués à un statut de kyûdojin soit les “anciens autochtones” qui ne sera aboli qu’en 1997.
Hokkaidô a été une colonie japonaise, dans le sens littéral du terme japonais shoku-min-chi = terre où l’on implante une population : des hommes condamnés au bannissement, des samouraïs de classes inférieures originaires du nord-est du Japon, des vaincus de la guerre civile Boshin, des aventuriers ambitieux mais surtout sans le sou, prêts à tout tenter sur un sol nouveau, des fils déshérités (du fait de leur position seconde ou troisième dans la fratrie), voilà ce que sont le plus souvent nos ancêtres de Hokkaidô. L’île était traitée différemment des autres territoires : le fait qu’elle ne soit pas une préfecture dans le découpage administratif japonais n’en est qu’une preuve supplémentaire. Autre exemple : au Ministère du territoire, des infrastructures et des transports existe un département de l’aménagement de Hokkaidô. Parce que cette île est encore un territoire dont l’exploitation est censée être développée…
Jusqu’à une certaine époque, ses habitants étaient dispensés de conscription militaire. C’est d’ailleurs pour bénéficier de ce système que le grand écrivain Natsume Sôseki s’était inscrit sur l’état civil de Hokkaidô et a ainsi évité d’être enrôlé…
Pour le pouvoir central, Hokkaidô est semble-t-il toujours resté un territoire de seconde zone. Dans les derniers moments de la Guerre du Pacifique, Okinawa a été le seul endroit du Japon où ont été menés des combats au sol, ainsi qu’Iwo Jima. En trois mois, ils ont fait plus de 240 000 morts dont plus de la moitié était des civils ou conscrits d’Okinawa, mais ce que je veux souligner surtout c’est que, parmi les combattants envoyés au front depuis d’autres régions du Japon, c’est Hokkaidô qui a connu le plus grand nombre de victimes : plus de 10 000 morts, deux fois plus que Fukuoka qui est la région ayant perdu le plus de combattants après Hokkaidô. Tout en sachant que beaucoup ne reviendraient pas, le gouvernement a envoyé cette “chair à canon” depuis Hokkaidô. Pour le dire clairement, la vie des gens de Hokkaidô était de peu de prix pour le pouvoir central…
Depuis Meiji, j’ai le sentiment que la population qui s’est installée à Hokkaidô a aussi beaucoup travaillé. Venus sur cette île lointaine, supportant la rigueur du froid, les gens ont construit une société qui n’a rien à envier à celle des autres régions. Dans le classement des revenus des régions, l’île est aujourd’hui à la trentième position, la distribution des biens doit faire face à de nombreux handicaps et une industrie lourde peine à s’installer. Par contre, l’agriculture, l’élevage ou la pêche, qui mettent à profit de riches conditions naturelles, permet à l’île de se hisser au premier rang des régions japonaises quant à l’auto-suffisance alimentaire.
Quinze ans ont passé depuis la publication de votre roman et entre-temps vous êtes venu vous installer à Hokkaidô. Avez vous le sentiment que certaines choses ont changé pour cette île : ses relations avec le pouvoir central, la vision générale du gouvernement japonais quant à sa politique régionale ?
I. N. : Quant au fait que le Japon est une nation dont les capitaux et tout le système financier sont concentrés à Tôkyô, il n’y a, me semble-t-il, aucun changement, peut-être même peut-on dire que la centralisation s’est aggravée.
Concernant la question aïnoue, il me semble qu’on peut voir un certain progrès. Par exemple une “discrimination positive” a été instaurée à l’entrée à l’université de Sapporo. La création d’un centre destiné à présenter la culture aïnoue est en projet et j’ai bon espoir qu’il soit de qualité, vu les compétences de certaines personnes qui y travaillent. Mais il est vrai que l’écart reste important quant au niveau de vie et d’études.