On pourrait être tenté de croire que le travail de l’artiste est dénué de sens, mais ce qui est souvent présenté comme “l’anti manga” est au contraire chargé de sens et fait appel justement à la capacité des lecteurs de le trouver. Lorsqu’on se retrouve confronté à Seventeen, on comprend très vite où le dessinateur nous entraîne. La critique du consumérisme, du corporatisme, de la violence organisée par l’Etat ou encore de la dépendance du Japon à l’égard des Etats-Unis est au cœur de son œuvre, laquelle va prendre une autre tournure au cours de l’année suivante avec la publication successive dans les numéros de décembre 1968 et de janvier 1969 de deux récits où il repousse encore les limites. Dans le premier qui ne porte pas de titre et qui se distingue par ailleurs par l’absence de textes dans les bulles, il évoque la tendance de la société à accepter l’inacceptable sans aucune remise en question. Au milieu d’images de guerre, de destruction, la plupart des personnages ont le sourire comme si de rien n’était. Dans cette histoire comme la seconde parue sous le titre Débat sur la guerre du Vietnam (Betonamu tôron), l’auteur fait appel à une nouvelle technique qui s’apparente davantage à du collage d’images récupérées dans des publications qu’il retravaille pour leur donner une unité graphique. Repris dans le recueil du Lézard noir, Débat sur la guerre du Vietnam voit ses bulles remplies de texte, mais celui-ci apparaît sans espace ni ponctuation. A l’instar du récit publié un mois auparavant, il s’agit bien de mettre l’accent sur la vacuité des discours que l’on n’écoute pas même si ceux-ci mettent en évidence la réalité de la guerre et de ses atrocités. Cinquante ans après sa première parution, ce récit n’a pas perdu de sa pertinence. Dans notre monde saturé d’images de violence que les chaînes d’information continue déversent en permanence, la réflexion de Sasaki Maki est d’une incroyable acuité. L’engagement est fort et il manifeste une volonté de résister à l‘évolution de cette société. D’ailleurs, son nom de plume “Maki” est une référence au “maquis” français qui résistait pendant la Seconde Guerre mondiale.
Toutefois, la normalisation gagne la société nippone au tournant des années 1970. L’agitation de la décennie précédente cède sa place à une rentrée dans le rang de la jeunesse. Poil à gratter en harmonie avec un désir d’en découdre d’une partie des Japonais, Garo perd une certaine légitimité. Comme la plupart des auteurs qui l’ont animé pendant sa première décennie d’existence, Sasaki Maki quitte le vaisseau en 1974. Il n’y reviendra qu’occasionnellement. Une page se tourne. Il regarde vers d’autres horizons. La réalité ne le satisfaisant pas, il se laisse entraîner par son imagination et invente des histoires plus structurées sur le plan narratif qui ouvrent de nouvelles perspectives. On en retrouve quelques-unes réunies dans Charivari ! comme Etranges histoires de la rue Pickles ou encore The Bad Moon. On comprend dès lors pourquoi un romancier comme Murakami Haruki dont l’œuvre se caractérise aussi par une imagination fertile s’est senti attiré par le travail de Sasaki Maki et demandé qu’il dessine la couverture de son premier roman Ecoute le chant du vent (Kaze no uta o kike, 1979). Il n’était pas le premier puisque dès 1973, Inoue Hisashi avait fait appel à lui pour illustrer Kirikirijin [Les gens de Kirikiri, inédit en français] qui paraissait en feuilleton dans le nouveau bimensuel Shûmatsu kara. Un roman d’anticipation qui raconte la sécession d’un village dans le nord-est de l’archipel. Si ces illustrations ne font pas partie du recueil Charivari !, on en retrouve beaucoup d’autres qui soulignent le talent singulier de cet auteur dont le travail a toujours consisté à bannir les situations figées pour créer des ouvertures. Il était temps qu’on le découvre en France.
O. N.
Référence
Charivari !, de Maki Sasaki, trad. par Léopold Dahan, Le Lézard noir, 28 €.