Ne pensez-vous pas qu’il y a eu une tentative au tournant des années 1960 de bousculer l’ordre en place pour redéfinir un nouvel ordre sociétal plus proche de celui auquel vous aspirez ? Mais cela a échoué…
M. A. : Je crois que ce genre de tentative a toujours existé. L’aspiration des gens à être ensemble de façon égalitaire et à se comporter non pas en tant que sujet, non pas en tant que dominant, mais en tant qu’égaux, je crois que c’est quelque chose de permanent chez les hommes. Mais ça a toujours été étouffé. Et comme vous le rappelez, dans les années 1960, il y a eu un mouvement de contestation extraordinaire, mais ça n’a pas duré assez longtemps. Après le désastre de Fukushima, il y a eu un mouvement populaire qui a atteint un certain niveau grâce à des personnalités comme Ôe Kenzaburô, mais là encore, ce fut encore plus éphémère. Maintenant on est même en train d’effacer cet événement catastrophique de la mémoire collective. On n’en parle plus sauf dans quelques journaux comme le Tôkyô Shimbun auquel je suis abonné. Je tiens à rendre hommage à ce journal, car, tous les jours, il y a une page consacrée à Fukushima.
Dans ce contexte, comment voyez-vous l’engagement des intellectuels japonais ?
M. A. : Le monde intellectuel, c’est vraiment un petit monde intellectuel qui n’a aucune influence sur la vie politique. La preuve, rien ne bouge. Et je crois que le monde intellectuel japonais n’a pas de centre de gravité enraciné profondément. On regarde tout ce qui se passe ailleurs et on fonctionne un peu comme des marchands d’idées. On introduit des idées nouvelles, des choses nouvelles telles qu’elles se mettent en place en Europe et on est très tributaire d’un phénomène de mode intellectuelle. C’est un pays où l’on traduit énormément, mais sans aucune réelle influence sur la vie des Japonais, sur la politique des Japonais.
Comment l’expliquez-vous ?
M. A. : Je m’interroge justement là-dessus. Le grand intellectuel allemand, Karl Löwith, qui a vécu quelque temps au Japon a dit la chose suivante : “les Japonais habitent une grande maison à deux étages. Au rez-de-chaussée, il y a tous les éléments de la vie quotidienne, tous les éléments japonais. Mais quand on monte à l’étage, il y a une fabuleuse bibliothèque et où on trouve énormément de livres d’auteurs étrangers depuis Platon jusqu’à Heidegger. Et les Japonais sont des gens qui lisent tout cela. Mais je ne vois pas l’escalier qui permet aux Japonais de monter à l’étage. Comment passent-ils d’un étage à l’autre ?” Un peu plus tard, un autre intellectuel dont j’ai oublié le nom a repris la métaphore pour évoquer le rôle des intellectuels japonais pendant la Seconde Guerre mondiale en expliquant que tous les intellectuels étaient tous descendus au rez-de-chaussée et avaient enlevé l’escalier! Cette métaphore en dit long. Ça veut dire qu’on lit beaucoup, mais je vois très peu d’intellectuels réussir à mettre en relation l’objet de leur recherche avec la réalité de ce pays. Moi, je ne peux pas vivre sans établir de liaison entre les deux. Tout ce que j’ai écrit en japonais et en français, c’est un effort d’installer une passerelle entre la vie intellectuelle et la vie de tous les Japonais. J’ai écrit, il y a une vingtaine d’années, un livre en japonais sur le Don Juan de Molière. Bien qu’il s’agisse d’une pièce écrite au XVIIe siècle, j’ai écrit ce livre parce que ça me parlait énormément par rapport à ce que je vivais au Japon, à mon époque. C’est une attitude qui étonne mes collègues parce que ce livre commence par un aperçu de la famille de mon épouse. Mon épouse est Française. C’est une famille paysanne qui s’est construite dans le temps sur la conception de l’Etat moderne tel qu’il est apparu à l’époque de Molière. Aussi travailler sur une pièce de Molière, ce ne signifiait pas me séparer de ma vie de tous les jours en tant que Japonais au Japon. J’ai toujours fonctionné comme ça sinon je ne peux rien écrire. La vie intellectuelle doit permettre de comprendre la vie de tous les jours. Je me sens donc un petit peu minoritaire. Je le raconte d’ailleurs dans Petit éloge de l’errance (Folio, 2014).
Avez-vous réussi en tant qu’enseignant à influencer vos élèves dans ce sens ?
M. A. : Mon principal souci a toujours été d’installer chez mes étudiants l’esprit d’ouverture, de ne pas s’enfermer dans la prison de la langue japonaise, ne pas s’enfermer dans la prison de la culture japonaise. Parce que chacun vit dans sa prison. Les Français vivent aussi dans leur prison. C’est à la fin de mon livre : “Il faut parler deux langues au moins pour savoir qu’on en parle une, que c’est une langue que l’on parle”. Cette phrase de Barbara Cassin est admirable. J’ai toujours dit à mes étudiants que le monde ne se limite pas au monde japonais. Il y a d’autres mondes, d’autres manières de vivre. Accepter de ne vivre qu’avec la langue japonaise, qu’avec la culture nippone, c’est accepter la condition d’esclave et de se priver de la liberté. La liberté consiste à pouvoir choisir. Le japonais, c’est une langue que l’on n’a pas choisie quand on naît Japonais. La société japonaise, c’est une société qu’on n’a pas choisie quand on naît Japonais. Donc en choisissant d’étudier une autre langue, on se donne une chance inouïe parce que, tout d’un coup, la possibilité de sortir de sa prison s’offre à vous. On voit d’ailleurs apparaître cette prison dans laquelle on vivait sans forcément s’en rendre compte. J’ai toujours parlé de cette façon à mes étudiants.