Dans son œuvre, le mangaka a souvent évoqué les quartiers populaires dont celui de Tateishi où il a longtemps vécu.
Tsuge Tadao est une légende. Jusqu’à tout récemment, ce vétéran du manga – toujours actif à 78 ans – était presque inconnu en dehors du Japon. Pourtant, il a été l’un des pionniers du manga alternatif et un contributeur clé du magazine d’avant-garde Garo (voir Zoom Japon n°43, septembre 2014) entre la fin des années 1960 et le début des années 1970. Contrairement à son frère aîné lui aussi mangaka, Yoshiharu (voir Zoom Japon n°87, février 2019), Tadao a largement décrit, dans des tons dénués de sensualité, la vie rude du peuple et ses luttes quotidiennes dans le Japon de l’après-guerre. Beaucoup de ses récits sont basés sur ses 20 premières années de vie passées dans l’arrondissement de Katsushika, d’abord à Tateishi, puis à Aoto.
Tsuge Tadao est né dans un petit village de pêcheurs de la préfecture de Chiba, mais son père est décédé alors qu’il n’avait qu’un an. Après le déménagement de la famille à Katsushika, sa mère s’est remariée et la vie de l’enfant s’est détériorée. Son beau-père et son grand-père maternel lui infligeaient de mauvais traitements. Alors que Yoshiharu et son autre frère aîné ont commencé à travailler pour aider la famille à joindre les deux bouts, le jeune Tadao a dû se débrouiller tout seul pendant les dures années de l’après-guerre, à la maison et ailleurs.
Deux cicatrices sur ses bras témoignent de son enfance troublée. L’une est due à son grand-père. L’autre est le fruit d’une grave blessure soignée par son grand-père. “Toute excuse était bonne pour fuir la maison”, raconte-t-il. “Même quand j’ai grandi et que j’avais moins peur des coups, je ne pouvais pas y rester. Je finissais par sortir dans la rue à la recherche d’amis ou pour observer les prostituées.”
A l’époque, Tateishi était un mélange étrange : une zone ouvrière animée avec un marché de contreplaqué et un quartier chaud. On y trouvait des petites frappes, des prostituées, des immigrants coréens et toutes sortes d’indésirables. “Il était délabré et empestait les eaux d’égout”, se souvient le mangaka. “Les maisons étaient séparées par un labyrinthe de rues étroites et il y avait des égouts partout, parfois rien de plus qu’un fossé grossièrement creusé dans le sol. Comme beaucoup d’autres quartiers de shitamachi, à l’est de la capitale, il était peuplé de deux types de créatures visqueuses : les égouts étaient colonisés par des millions de botta (vers Tubifex) tandis que les rues étaient pleines d’escrocs. Curieusement, la plupart d’entre eux étaient aussi paisibles que les vers. Ils flânaient généralement au coin des rues ou autour du marché noir, mais ils se disputaient rarement. Ils étaient juste accroupis et restaient à rien faire, semblant perdus. Je suppose que le quartier n’était pas assez important pour attirer la catégorie supérieure – les yakuza.”
Bien que Tsuge Tadao n’ait jamais été un gangster, il a été attiré par le monde souterrain de Tateishi et fasciné par certains de ses personnages les plus colorés. L’un de ses mangas Kemonoki raconte ainsi l’histoire d’Ogura Kiyohiko, un tueur de ses années d’enfance. “Le manga a été inspiré par certaines des personnes que j’ai vues dans la rue”, explique-t-il. “Un jour, j’ai vu une femme dans la rue, puis un gangster. D’une manière ou d’une autre, ils m’ont fait forte impression. Pour un enfant comme moi qui n’avait nulle part où aller, ils incarnaient l’idée de liberté. J’ai commencé à imaginer leur vie et j’ai fini par réaliser Kemonoki.”
Après la guerre, la situation était difficile, et les frères Tsuge étaient toujours en révolte. “Katsushika était célèbre pour sa concentration d’usines de celluloïd”, se souvient Tadao. “Avec mes frères, nous dérobions des jouets et nous les vendions avec des sucettes glacées lors des fêtes locales une ou deux fois par mois. Nous dépensions l’argent récolté en achetant des bonbons et des mangas, en particulier les histoires de Tezuka Osamu.”