Au Japon où la notion de furusato est au cœur de beaucoup de préoccupations, on peut comprendre pourquoi cette approche de Sakaguchi Ango peut perturber d’autant que beaucoup de Japonais entretiennent une relation très forte avec la région dont leur famille est issue. Même si, du fait du développement urbain, ils sont de plus en plus nombreux à être nés dans les grandes cités de l’Archipel, ils retournent régulièrement sur les traces de leurs origines, notamment au moment de la fête des morts au mois d’août. Dans la littérature comme au cinéma, c’est un thème d’inspiration important. En 2007, la chanteuse Angela Aki, née d’un père japonais et d’une mère italo-américaine, a rencontré un vaste succès avec son titre Furusato-Home.
Pour Sakaguchi Ango, il apparaît clairement que la relation avec sa terre natale est compliquée. Il écrit dans Haha o koroshita shônen [Le jeune garçon qui a tué sa mère], “ceux qui naissent dans le nord commencent à rêver de quitter la maison quand ils sont encore enfants. Le rêve prend racine en eux, mais il ne laisse pas devenir une source d’irritation assez forte pour que celui-ci devienne réalité”. Cela lui fait dire également dans le même texte que, dans cette partie du Japon, “les cèdres ne poussent jamais grands et les petits garçons ne deviennent jamais des hommes”. Pourtant, ce qu’il a vécu à Niigata l’a apparemment beaucoup inspiré, en particulier les paysages maritimes qu’il aimait aller observer. “Quand j’étais jeune, je m’allongeais sur la colline et regardais l’océan et le ciel. je pouvais passer toute la journée sans que je sois pris par l’ennui”, raconte-t-il dans Ishi no omoi [Souvenirs d’une pierre], une série de récits autobiographiques qui paraît en 1946.
En définitive, il semble que la complexité des rapports avec son furusato soit liée aux difficiles relations qu’il entretenait avec son père Niichirô. Appartenant à une puissante famille de la région, il avait un père ambitieux qui ne passait pas beaucoup de temps avec sa famille de douze enfants, trois nés d’un premier mariage et neuf dont Ango avec sa seonde épouse. “C’était un homme de conscience, mais un homme sans rêve”, se souvient Ango dans Ishi no omoi. “Le pire, c’est qu’il ne pouvait pas comprendre un enfant qui avait des rêves”. Est-ce pour cela qu’il ne veut pas raconter sa ville natale dont Niichirô était un notable ? C’est une interprétation qui tient la route. Quelle que soit la véritable motivation derrière les mots d’un écrivain que la mélancolie, l’alcool et l’abus de barbituriques ont fini par le tuer, il est intéressant de noter que Niigata ne lui en a jamais voulu.
Peut-être parce qu’il en est l’homme de lettres le plus célèbre, la ville lui accorde une grande importance. Outre les 30 tonnes de granit qui, à l’époque, avaient nécessité une incroyable logistique pour son installation, elle conserve ses archives et organise régulièrement des expositions autour de lui et de son œuvre. Sur Internet, le musée numérique Ango (Ango Digital Museum, www.ango-museum.jp/info/index.html, en japonais) témoigne de l’intérêt que cet écrivain continue de susciter. On imagine que cela durera puisqu’il a écrit toujours dans Ishi no omoi, “je me tourne vers la mer en quête d’amour et de mon furusato”.
Odaira Namihei
Référence
UNE FEMME ET LA GUERRE (SENSÔ TO HITORI NO ONNA), de Sakaguchi Ango et UNE FEMME ET LA GUERRE (ZOKU SENSÔ TO HITORI NO ONNA), de Kondô Yôko d’après la nouvelle de Sakaguchi Ango trad. par Patrick Honnoré, éd. Philippe Picquier, 2019, 16,50 €