Mais aujourd’hui, pas l’ombre d’un poisson, ou même d’un baigneur. La plage des années d’enfance est devenue un littoral froid, au voisinage industriel. Plus personne ne pêche dans la baie de Tôkyô. Les plaisanciers y sont rares, même si la ville compte encore trois petites marinas. Et la baignade partout interdite. Partout, sauf ici. Car pour la huitième année consécutive, Sekiguchi Yûzô a réussi à ouvrir la plage de Kasai au public, malgré la réticence des autorités municipales. Il est fier de montrer quelques photos prises cet été : on y voit des familles en maillot de bain, des gamins qui pataugent, des jeux de plage. Une véritable ambiance de station balnéaire. Entre le 15 juillet et le 30 août 2019, sa plage a attiré 50 000 baigneurs venus de toute la ville et d’ailleurs.
Le voilà qui monte dans son 4×4 blanc et roule vers le quartier de Kasai, au sud de l’arrondissement d’Edogawa. La ville par ici a beaucoup changé, elle aussi. “C’est un nouveau Tôkyô qui s’invente dans ces territoires limitrophes du milieu marin, sous la double influence de vastes projets de reconversion urbaine des anciens espaces portuaires (opération Rinkaifukutoshin) et de dynamiques sociogéographiques qui remodèlent les quartiers”, explique le géographe Rémi Scoccimarro, auteur d’une thèse sur les aménagements de la baie. Les alentours du métro Nishi Kasai, par exemple, ont vu naître ces dix dernières années un Little India qui abrite aujourd’hui la plus grande communauté indienne du Japon. Arrêté à un feu rouge, Sekiguchi Yûzô désigne une ancienne digue, fondue dans le décor : “autrefois, le front de mer était ici. Là, c’était le fleuve, et à côté, le mouillage des bateaux qui ramenaient des algues nori”. Nous sommes pourtant à 1,5 kilomètres de la plage de Kasai. Mais ici comme ailleurs, l’homme a urbanisé la mer voisine avec des terre-pleins. La ville a avancé sur la baie pour gagner en superficie. Aujourd’hui, 95 % des contours de la baie de Tôkyô sont artificiels.
Ces umetatechi (remblais) ne datent pas d’hier au Japon. A Tôkyô, on les fait remonter aux travaux du château Tokugawa, à la fin du XVIe siècle. “Les millions de tonnes de débris laissées par l’excavation des douves – et un peu plus tard par celle du canal de Kanda – vont être utilisées pour recouvrir la petite crique de Hibiya”, raconte Rémi Scoccimarro, et donner naissance aux quartiers compris aujourd’hui entre Ôtemachi et Shiodome. La même méthode a ensuite servi à combler les terres marécageuses de l’Est pour y loger les artisans, commerçants, toutes celles et ceux qui n’ont pas le droit, ni les moyens, d’habiter à proximité du château, dans cette zone baptisée Yamanote et réservée aux samouraïs. Le grand séisme de 1923 va accélérer le mouvement. La capitale se remodèle, sa baie accueille bientôt de nouveaux remblais – dont celui de Tsukiji qui a accueilli le fameux marché aux poissons. Des îles artificielles émergent au large. L’une des plus anciennes, Odaiba (1853), était à l’origine un ouvrage défensif, devenu un récif dédié aux nouvelles technologies et aux divertissements divers. La plus récente, Chûô-bôhatei, est toujours en cours d’aménagement et accueillera plusieurs épreuves des Jeux olympiques reportés à l’été 2021.
Ce n’est d’ailleurs pas la seule : Tôkyô a choisi d’ancrer les JO dans sa baie. Plus de la moitié des 25 sites olympiques intra-muros y sont installés. “Les Jeux olympiques ? Ça aurait pu être une chance de faire revivre la baie, d’y engager des projets d’avenir. Mais la gouverneure Koike Yuriko n’a pas pensé à long terme”. Sekiguchi Yûzô n’a jamais porté les élus ni l’administration municipale dans son cœur… Au volant sur les routes de Kasai, il tient à montrer le centre communautaire, le musée, et la maison qu’il y a fait construire dans les années 1970. Sa demeure, derrière des murs hauts et des cimes touffues, est tout entière de béton et de bambous. Lui qui voulait devenir peintre, sera finalement architecte, par goût pour la 3D. Au début de sa carrière, il est proche de l’école métaboliste, une génération d’urbanistes et architectes brillants aux idées larges, qui veulent penser la ville comme une matière organique. De Kurokawa Kishô en particulier, initiateur du mouvement, qui imagine pour la capitale des prototypes futuristes où l’urbain se recentre sur la baie, laboratoire de la ville possible. Il laissera à Tôkyô un bâtiment célèbre – la surprenante Nakagin Capsule Tower, à Ginza (voir Zoom Japon n°66, décembre 2016) – et ses camarades feront parler d’eux avec l’aménagement de l’Exposition universelle d’Ôsaka en 1970. Surtout, le mouvement métaboliste aura une influence certaine sur Tange Kenzô, le grand architecte du Tôkyô des années 1960-1990. Dans la baie, impossible de manquer sa gigantesque boule d’acier encastrée dans un mécano, un bâtiment dessiné pour la chaîne Fuji Tv (1996) sur l’île d’Odaiba. Ailleurs dans la capitale, il réalisera aussi le siège du gouvernement métropolitain de Tôkyô, à Shinjuku, le stade olympique de 1962 à Yoyogi, la cathédrale Sainte-Marie…