Au cours des années 1970-1980, son métier d’architecte aiguise le regard de Sekiguchi Yûzô sur le milieu, ce que l’homme en fait, sur la fièvre industrielle et moderniste qui s’empare du pays. On entasse hommes et activités dans trois ports du centre de l’île de Honshû – Nagoya, Ôsaka, et Tôkyô – qui deviennent les zones les plus polluées du pays. “A partir des années 1960, j’ai vu ma ville changer. Il y a eu comme un mouvement de recul de la nature, d’érosion du lien entre l’homme et le milieu”, regrette t-il. Sur la plage de son enfance, il retrouve des poissons morts. Les activités pétrochimiques, les quais à charbon, les chantiers navals font des ravages dans la baie. La pollution y est pourtant antérieure aux années dites de haute croissance (1960-1988). Les centaines de rivières qui s’y déversent ont longtemps charrié vers la mer des déchets de toutes sortes issus des industries du papier, de la tannerie, ou de la petite pétrochimie. Mais à partir des années 1960, la pollution devient massive, et la mer un territoire dangereux. L’homme s’en méfie, s’en éloigne. La baie devient la poubelle de Tôkyô, à double titre : du fait des millions de tonnes de déchets qu’on y empile pour créer des îles artificielles, et des nombreuses industries polluantes qui s’y sont installées.
Cette baie défigurée par l’homme et l’industrie, on l’observe par exemple depuis la station de métro Aomi, sur la ligne Yurikamome. Ici, rien n’est naturel. Depuis la grande baie vitrée de la gare, l’œil se perd dans les conteneurs, les barbelés, les cheminées qui fument. En face, c’est le petit port de Tôkyô, ses quais et ses cargos. Autour, des voies rapides où se pressent les poids-lourds qui rallient les stations d’incinération, les docks, ou le nouveau marché aux poissons installé sur le remblai de Toyosu depuis novembre 2018 (voir Zoom Japon n°92, juillet 2019). Au loin, une vaste île artificielle est le symbole du destin de la baie. Elle s’appelle Chûô-bôhatei. Aménagé pour protéger la ville en cas de tsunami, le récif de cinq kilomètres carrés est constitué de millions de tonnes de déchets brûlés, compactés, et déposés dans une eau peu profonde (15 à 20 mètres en moyenne dans la baie). Depuis 2011, on y trouve même des déchets faiblement radioactifs en provenance du Tôhoku, la région meurtrie par le grand séisme et l’explosion des réacteurs de la centrale de Fukushima. Mais cette décharge maritime est depuis peu coiffée par une forêt toute neuve, plantée dans le cadre du projet Umi no Mori (“Forêt de la mer”), initié par l’architecte Andô Tadao. Tôkyô veut se reverdir pour oublier son passé pollué.
Aujourd’hui, sa baie est convalescente. L’eau moins saumâtre, le milieu moins inquiétant. Timidement, l’homme reprend contact avec la mer. Ce basculement s’est opéré à la faveur de décisions stratégiques du Japon – notamment déplacer la majeure partie de ses industries polluantes vers la Chine, où il exporte aussi les déchets qu’il ne sait pas recycler – mais aussi grâce à des initiatives locales et environnementales. Celle de Sekiguchi Yûzô en fait partie. Voilà 20 ans que l’activiste tente de sauver sa plage de Kasai, à travers les activités de l’association Furusato Tôkyô, qui compte aujourd’hui 700 membres. Au début des années 2000, des collègues de son cabinet d’architectes lui parlent de la baie de Chesapeake, à 400 km au sud de New-York. Là, des environnementalistes ont réussi à purifier des eaux polluées en laissant des huîtres faire le travail : un seul mollusque filtre en effet 10 à 15 litres d’eau par heure, soit environ 400 par jour, et retient les impuretés. En 2007, Sekiguchi Yûzô et ses camarades plantent au large de la plage de Kasai une ceinture de bambous répartie sur 800 m, sur lesquels ils fixent des huîtres. Cette palissade naturelle fait peu à peu son œuvre. Des mesures effectuées par les services environnementaux de la mairie de Tôkyô attestent de la nette amélioration du milieu marin. En quelques années, on voit y revenir des coquillages : hamaguri, asari et shijimi… Que les gens du coin pêchent à marée basse, permettant ainsi à l’oxygène et aux bactéries de pénétrer le sol marin, et aux poissons de se reproduire. Les oiseaux reviennent, les hommes aussi. La pureté retrouvée de l’eau de mer dans ce petit périmètre permet bientôt d’obtenir l’autorisation d’ouvrir la plage aux baigneurs pendant une semaine en 2012, puis plusieurs les années suivantes. La mairie l’a d’abord mis en garde, puis soutenu financièrement, et préfère aujourd’hui ne prendre aucune responsabilité. Sekiguchi Yûzô, lui, est fier du travail accompli : “Tôkyô a un destin commun avec sa baie, et aujourd’hui, quand je la regarde, je vois une renaissance de la ville. Et c’est ça qui m’anime ! Un architecte devrait toujours être aussi un activiste et connaître son milieu.” Surtout, le militant environnementaliste a réussi à rendre la plage de Kasai au public, à en refaire un bien commun. Cet été 2020, il espère que son petit-fils de sept ans pourra faire ses premières brassées dans l’eau que lui-même a si bien connue au même âge.
Guillaume Loiret