Néanmoins, il ne semble pas que cela soit toujours le cas au Japon.
S. G. : On a commencé à percevoir un changement au début des années 1990 quand le gouvernement japonais a réagi avec lenteur à l’éclatement de la bulle financière. Il lui a fallu près de 15 ans pour y mettre un terme. On peut trouver une explication dans le fait que la bureaucratie a perdu de son autorité par rapport aux décennies précédentes. Il est d’ailleurs assez ironique de constater que la bureaucratie française est peut-être aujourd’hui plus puissante que la bureaucratie japonaise (rires). Pour revenir au Japon, l’affaiblissement bureaucratique s’est accompagné d’un renforcement du poids des responsables politiques du Parti libéral-démocrate (PLD) qui n’ont pas brillé par leur intelligence. Il faut aussi se souvenir qu’avant les années 1990, la plupart des Premiers ministres ou des ministres eux-mêmes étaient d’anciens bureaucrates. On peut bien sûr ne pas les apprécier, mais on peut rappeler que Kishi Nobusuke, Satô Eisaku ou encore Nakasone Yasuhiro avaient occupé des postes dans l’administration avant de faire de la politique et devenir chef du gouvernement. Ce qui distingue les dirigeants actuels, c’est le népotisme. J’appelle ça la “dévolution génétique” avec des politiciens de la 3e, 4e voire 5e génération qui semblent devenir au fur et à mesure de moins en moins intelligents. Ils ne sont peut-être pas aussi idiots que Trump (rires), mais ils ne se montrent guère brillants. La façon dont l’actuel Premier ministre Abe Shinzô gère les sujets historiques contribue à créer des tensions avec tout le monde. Son désir de réviser l’article 9 de la Constitution – pourquoi pas – s’exprime de manière très provocante. Il agit un peu à la Trump sans que cela se justifie, créant une multitude de petits problèmes qui empêchent de résoudre les sujets les plus urgents. Autrement dit, je pense que cela explique pourquoi on constate une certaine paralysie au sommet.
Mais ce n’est qu’une partie de l’explication. Il faut aussi regarder du côté de la société japonaise elle-même qui est devenue plus libérale. Les Japonais se montrent plus sceptiques à l’égard de l’autorité de l’Etat. Dès lors, le modèle de gestion sociale tel qu’il avait fonctionné par le passé est bien plus difficile à utiliser désormais. Il reposait en grande partie sur le rôle des femmes au foyer organisées en diverses associations. De nos jours, elles sont moins nombreuses. Les jeunes femmes travaillent, leur niveau universitaire est bien plus élevé et on a vu apparaître de plus en plus de réticences à appartenir à un système désuet d’infrastructures sociales et de mobilisation de masse. Tout cela semble passé de mode pour les plus jeunes. Il ne faut pas non plus négliger cet aspect des choses.
Le tournant s’est produit dans les années 1990.
S. G. : Oui, il faut en effet remonter à cette époque. Je me souviens que la Banque du Japon procédait encore au début de cette décennie à des campagnes appelant à faire des économies comme celles menées quelques années auparavant en s’appuyant sur ces infrastructures, mais dix ans plus tard, cela semblait beaucoup moins d’actualité. Elles perdaient de leur force et de leur efficacité, et les messages n’étaient plus les mêmes.
D’après l’expérience passée du Japon, de quoi les autres pays devraient s’inspirer pour avancer ?
S. G. : Ils devraient s’appuyer sur un réseau d’associations au niveau le plus bas de la société dont on a pu mesurer l’efficacité autrefois. Il y a quelques jours, dans le Japan Times, un de mes anciens étudiants Paul Kreitman a publié un article dans lequel il évoquait son pays d’origine, la Grande-Bretagne, où il existait par le passé un très grand nombre d’associations locales susceptibles de relayer les messages gouvernementaux et de s’assurer de leur application comme, par exemple, le port du masque. Ce type de structures renforce l’efficacité des mesures car elles sont au plus près de la population. Au Japon, on a vu également qu’il était plus facile de disposer d’organisations susceptibles de s’occuper des personnes âgées, de leur apporter de la nourriture et de les sortir de l’isolement. C’est d’autant plus important que cette crise du coronavirus les touche particulièrement et que, si l’on veut que les plus jeunes reprennent le chemin du travail, il faut être en mesure de les protéger. Tout cela est possible grâce à un réseau de volontaires. Cela pourrait donc apparaître comme un modèle puisque le Japon dispose encore en partie de cette infrastructure. Mais je ne sais pas si c’est quelque chose que l’on peut imaginer en dehors de quelques pays, comme le Royaume-Uni, où l’on peut facilement mettre sur pied des groupes de bénévoles. Autrement dit, il s’agit d’un modèle coordonné par l’Etat qui doit être centralisé afin que l’ensemble des personnes impliquées suivent la même politique.
Pensez-vous que le Japon ait quelque chose à enseigner aux autres pays ?
S. G. : C’est une question intéressante. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait un modèle japonais et que le Japon lui-même cherche à défendre une quelconque approche de la crise. Je pense plutôt que nous avons à faire à une nouvelle phase de “nihonjin ron”, c’est-à-dire cette idée qu’il existe une exception japonaise. La plupart des Japonais, y compris au sein du gouvernement, ne considèrent pas les choses de façon globale, mais ils estiment qu’ils sont “uniques”. Ils sont en meilleure santé que le reste du monde, ils sont plus propres, plus intelligents et c’est pour cela que ça marche. Personne d’autre ne peut le faire car personne d’autre n’est Japonais. A titre de comparaison, on voit que la Corée du Sud, tout aussi chauvine que le Japon, cherche à promouvoir leur réponse à la crise. Ce que les Sud-Coréens ont réussi à faire est impressionnant et leur volonté de le défendre face au reste du monde l’est également.
Propos recueillis par Odaira Namihei