L’historienne de l’art, conservatrice et romancière revient sur son expérience du confinement dans ce texte court.
De la fenêtre de mon bureau, j’ai vue sur la Seine.
Chaque matin, je me faisais une joie d’ouvrir les volets. Un courant aux reflets de jade, des arbres bourgeonnants le long du trottoir. Un couple de personnes âgées promenant un chien, un joggeur en sueur, des voitures se croisant sur le boulevard au loin.
Dimanche 15 mars.
J’ignorais encore que ce paysage à ma fenêtre serait bientôt tout mon univers.
La veille, je m’étais rendue dans le restaurant d’un ami.
Le gérant, les sourcils froncés, m’avait approchée et chuchoté à l’oreille :
“Tous les restaurants et bars de France ont reçu l’ordre de fermer. Au moins pour un mois.”
Est-ce que j’avais bien entendu ?…
“A partir de quand ?
— Dans quatre heures”.
Je regardai ma montre. Il était 20 h.
Comment imaginer que les lumières de toutes les devantures allaient soudain s’éteindre au changement de date ?…
J’ai regardé le discours du président Macron sur Internet. L’épidémie ne cesse de progresser. A ce rythme, le système de santé risque de s’effondrer, comme en Italie.
Nous sommes en guerre, a déclaré le président : le concours de chacun sera nécessaire pour remporter cette bataille.
Et la seule façon de sauver l’humanité, c’est de se “confiner…”
17 mars.
A partir de midi, Paris entrera donc “en confinement”. On a appris que les magasins et entreprises seraient fermés, les sorties interdites, les contrevenants sanctionnés.
Une certaine tension envahissait les rues.
Terminant ce que j’avais à faire au bureau, je me précipitai dans un taxi.
Je fus interloquée : des protections de plastique recouvraient les sièges.
Le chauffeur du véhicule, bien loin de me saluer, demeura muet.
Les informations n’avaient pas tardé à circuler de toutes parts sur les réseaux sociaux.
Imprimer soi-même son certificat de sortie téléchargé au préalable sur le site Internet du gouvernement ; y indiquer le motif de son déplacement ; amende immédiate si on sort sans ce document sur soi. Privilégier le télétravail ; se munir d’un certificat de son employeur en cas de sortie professionnelle. Supermarchés, pharmacies, banques maintenus ouverts. L’Etat promet diverses indemnisations.
Tout fut mis en place à une vitesse étonnante.
Les Français aiment bien la polémique. Ils discutent jusque tard dans la nuit dans les cafés, ou debout au coin d’une rue. Se saluent avec une poignée de main, une bise sur chaque joue.
Ils ne se livrent pas nécessairement à vous tout de suite, mais une fois ouverte, leur porte ne se referme plus.
Et moi qui venais justement de commencer enfin à l’entrouvrir…
Il n’était désormais plus question ni de rencontres, ni de poignées de main, ni de bises.
La porte s’était strictement refermée.
Rues, terrasses de cafés, esplanades, gares… Il n’y avait plus personne dans Paris.
Un instant auparavant, la ville était encore palpitante, pleine d’énergie. Les gens parlaient, riaient, travaillaient ; les enfants jouaient.
Et voilà que, pour un temps et dans leur propre intérêt, les humains devaient maintenant s’extraire de la société.
Un calme parfait s’était installé.
Pourquoi les gens ont-ils été effacés aussi rapidement du paysage ? Parce que le virus se propage à toute allure. Que rapidement, le système de santé va saturer : manque de lits, de respirateurs, contamination du personnel médical. Des vies qui pourraient être sauvées risquent de ne plus l’être.
Alors que faire ?
Gagner du temps, absolument. Du temps pour augmenter le nombre de lits, pour mettre au point de nouveaux médicaments, pour concevoir un vaccin.
On dit que ce virus se transmettrait par projections de salive. Qu’on l’attraperait en portant sa main à sa bouche, son nez ou ses yeux après avoir touché un endroit contaminé par un porteur. Certains sont asymptomatiques. On peut soi-même être infecté sans le savoir et transmettre le virus rien qu’en parlant à quelqu’un.
Alors il s’agit de ne plus voir personne, de ne plus parler à personne. Pour se protéger, ainsi que ceux que l’on aime.
Je me suis donc enfermée dans mon bureau.
Je m’approche de la fenêtre et regarde à l’extérieur.
Deux tourterelles se sont posées sur la branche d’un arbre au bord du fleuve.
Les oiseaux, seules créatures de chair et de sang par-delà ma fenêtre…
Je me rappelle la nécessité d’aérer fréquemment et ouvre.
Je n’entends que le murmure de l’eau : seule la Seine est en mouvement.
Que pourrais-je bien faire pendant ce confinement ?
Alors que je suis à Paris… une ville où l’art est omniprésent…
Voilà que musées, théâtres et salles de concert sont tous fermés. Je n’ai nulle part où aller.
… ???
Est-ce Paris, vraiment… ici ?
J’étais agitée, je ne tenais pas en place. Je tournais en rond dans mon bureau et me lavais compulsivement les mains. Elles étaient devenues comme des branches mortes sous le froid d’un hiver rigoureux.
Une fois par jour, on avait droit à une promenade ou sortie pour les achats de première nécessité.
J’allais déambuler le long de la Seine.
Une grue, immobile, demeurait dressée près de la cathédrale Notre-Dame dont la flèche avait disparu dans le grand incendie de l’année précédente.
Que va-t-il advenir de cette ville ?
Peut-être est-il de mon devoir que de rester sur place et d’observer ce qui va suivre.
28 mars.
Plus de 37 000 personnes contaminées en France et un taux de mortalité de 7 %.
Les hôpitaux ont effectivement été débordés.
Et mon vol de retour au Japon, annulé.
Je ne pourrai peut-être pas rentrer dans mon pays. Mais au fond, je ne sais pas ce qui va se passer au Japon. Peut-être qu’il vaut mieux que je n’y retourne pas pour le moment.
En pleine nuit, une petite gêne dans la gorge m’a réveillée.
Ce n’est rien, mais je me sens sur le point de sombrer dans l’angoisse.
Au petit matin je reçois une triste nouvelle : le comédien Shimura Ken* est décédé.
Le virus a emporté ce génie du rire. J’ai appris qu’il était parti sans personne à ses côtés.
Et moi, si j’étais contaminée ici et tombais gravement malade…
Je serais un fardeau pour les urgences. Je dérangerais tout le monde. Je ne serais même pas capable de prendre mes responsabilités face à cette situation.
Je me suis donc résolue à rentrer au Japon : c’était ça, maintenant, mon vrai devoir.
Là-bas, les Jeux olympiques ont été reportés sans que l’état d’urgence n’ait été déclaré ; impossible de confiner le pays. L’Etat ne pourra pas verser d’indemnisations, il ne compte pas assumer sa part de responsabilité.
Pour ne rien arranger, les Japonais de retour de l’étranger sont mal perçus…
Je réserve quand même un vol de retour.
Ne pas se croire invulnérable. Se protéger de manière responsable. Et ainsi protéger les autres.
20 heures.
Une rumeur provient de ma fenêtre close. Je vais l’ouvrir.
Toutes les fenêtres donnant sur la Seine sont ouvertes et les gens applaudissent ensemble.
Pour exprimer leur gratitude envers le personnel médical, qui continue à travailler en mettant sa vie en danger.
Avec émotion, je me joins aux acclamations.
Elles résonnent dans le ciel pur du soir.
Comme une preuve de vie.
1er avril.
Dans mon vol de retour, presque complet, tous les passagers étaient japonais.
Avant d’embarquer, puis à bord, et pendant tout le trajet, nous sommes restés silencieux.
Après l’atterrissage, quand sont montés dans l’appareil les membres d’une équipe d’inspection sanitaire vêtus de combinaisons de protection, quand nous nous sommes mis en file pour passer un test, nous avons continué à garder le silence.
Ne pas bavarder en public.
En rejoignant le hall des arrivées, je me suis dit que c’était une force des Japonais.
J’ai attendu deux jours le résultat du test dans un hôtel près de l’aéroport.
Il était négatif.
Un ami a mis une chambre à ma disposition pour les deux semaines de quarantaine suivantes.
Des pétales de fleurs de cerisier suivent le cours de la rivière et en blanchissent la surface.
Tournant le dos à ce paysage, je me confine de nouveau.
Pour survivre.
Plus de vue sur la Seine depuis la fenêtre de la chambre où je me trouve maintenant.
Pourtant, j’entends encore les acclamations.
Harada Maha**
Traduit du japonais par Claude Michel-Lesne
** Harada Maha est l’auteur de La Toile du Paradis (Rakuen no kanvasu), Prix Yamamoto Shûgorô 2012, trad. par Claude Michel-Lesne, Ed. Picquier, 2018.