Selon Francesco Prandoni de Production I.G., la réussite du studio tient beaucoup à ses spécificités toujours entretenues.
Dans l’immense univers de l’animation japonaise, une société a toujours proposé des œuvres originales et magnifiquement produites. Il s’agit de Production I.G, l’un des nombreux studios situés dans la banlieue ouest de Tôkyô (voir Zoom Japon n°96, décembre 2019). Zoom Japon s’est entretenu avec l’Italien Francesco Prandoni, responsable de ses opérations internationales, pour évoquer son histoire et sa philosophie ainsi que les récents développements dans l’industrie de l’anime.
“Production I.G a commencé en 1987 comme un petit studio de cinq personnes dans une pièce louée, située près de la gare de Kokubunji sur la ligne Chûô. Aujourd’hui, le studio compte 120 employés à temps plein et, heureusement, plus de pièces pour les accueillir. Le nom de la société vient des initiales des deux fondateurs, le producteur Ishikawa Mitsuhisa et l’animateur Gotô Takayuki. La collaboration avec le réalisateur Oshii Mamoru s’est avérée déterminante pour améliorer le profil du studio, et Production I.G a commencé à attirer l’attention avec les deux films de Patlabor (1989 et 1993), et surtout avec Ghost in the Shell (1995) qui a influencé des créateurs américains tels que James Cameron et les Wachowski. La première production entièrement numérique du studio, Blood : The Last Vampire (2000) est devenue l’une des principales raisons pour lesquelles Quentin Tarantino a contacté I.G pour créer la séquence d’animation dans Kill Bill : Vol. 1”, raconte-t-il.
Francesco Prandoni pense que sur le marché très concurrentiel de l’animation au Japon, chaque studio doit se tailler sa propre part du gâteau. “Il y a de grands studios qui produisent des séries de longue durée, axées sur les personnages et le merchandising. Il y a une myriade de minuscules studios qui forment une mer de sous-traitants. Production I.G a pris une autre direction, en investissant activement dans ses projets et en s’établissant comme un studio avec un nombre limité de productions haut de gamme et avant-gardistes chaque année. Les créateurs sont notre avantage concurrentiel, notre plus grand atout, et un atout difficile à trouver, c’est pourquoi nous aimerions conserver un environnement de travail qui puisse attirer les meilleurs talents. Aujourd’hui, le studio travaille sur des longs métrages, des séries télévisées et des originaux de Netflix. Depuis quelques années, nous nous sommes lancés dans la production d’expériences de réalité virtuelle, et les deux premiers titres, basés sur Ghost in the Shell, ont eu l’honneur d’être sélectionnés à la Mostra de Venise.”
Selon lui, une différence avec la production des années 1990 et du début des années 2000 est que ces dernières années, les projets de SF/action sombres auxquels la plupart des gens associaient I.G. ont été associés à des histoires familiales et/ou dramatiques, comme Lettre à Momo (Momo heno tegami), L’Ile de Giovanni (Jobanni no shima) et Miss Hokusai (Sarusuberi Miss Hokusai), qui ont tous été des films primés au niveau international. “Nous réalisons aussi des séries sportives, comme Haikyu !! et Kuroko’s Basketball”, assure-t-il.
Aujourd’hui, la plupart des dessins animés produits dans l’Archipel sont diffusés en simultané dans un nombre remarquable de pays, et les longs métrages sont présentés dans les grands festivals internationaux. “Cependant, l’animation japonaise a toujours été principalement destinée au public local. C’est aussi la principale raison de l’unicité de l’animation japonaise, car elle n’a jamais essayé de répondre à des normes “internationales” en s’adaptant aux règles du marketing et aux algorithmes de narration. Ce caractère unique s’est finalement avéré être le plus fort attrait lorsque les productions nippones ont été “découvertes”, à différents moments, par des publics non japonais.”
Il compare la position de l’animation japonaise sur le marché international à l’ukiyo-e. “L’impression sur bois était une technique étonnante, mais à la fin du XIXe siècle, elle était devenue réservée à un certain nombre d’artisans car elle a été remplacée par la photographie. Mais cela ne rend pas les gravures sur bois moins belles. De même, l’animation à la main est une technique que le monde entier, à l’exception du Japon, a abandonnée au profit de l’image de synthèse, faisant de ce pays une sorte d’exception dans ce secteur. Les visiteurs américains sont émerveillés devant les animateurs japonais qui dessinent au crayon sur le papier. Les professionnels et les journalistes ont du mal à croire que nous n’avons pas utilisé le graphisme assisté par ordinateur (CG) pour les effets visuels dans Jin-Roh ou la capture de mouvement dans Lettre à Momo. C’est un fait que le secteur de l’animation au Japon doit s’adapter à des changements rapides et drastiques dans la distribution et les modèles commerciaux. Mais comme de plus en plus de productions reposent entièrement sur l’image de synthèse, les nôtres conservent encore le « cel-look » si caractéristique des anime.”
Le rendement de Production I.G., tout comme le reste du secteur, a été affecté par la pandémie de la Covid-19. “La production a dû ralentir un peu, ce qui s’est traduit par des retards en cours de route. Alors que les studios CG pourraient théoriquement passer plus facilement au travail à distance, l’animation 2D dessinée à la main ne peut pas s’adapter aussi facilement. L’enregistrement des voix est également devenu un problème. Jusqu’à ce que nous nous adaptions tous à la nouvelle norme. Plus généralement, la pandémie a affecté la commercialisation de la plupart des titres, car les événements publics et les projections spéciales ont été annulés, alors que le secteur en dépend fortement. De nombreux titres ont dû reporter leur sortie, ou l’annuler complètement au profit d’une distribution numérique. C’est peut-être à cela que ressemblera l’avenir immédiat, tant que nous devrons faire face à la crise sanitaire. Mais le succès de Demon Slayer (voir pp. 12-13) démontre, s’il en était besoin, que les gens aiment toujours aller au cinéma”, estime Francesco Prandoni.
Selon lui, le secteur a connu plusieurs changements majeurs, dont beaucoup sont apparus il y a une dizaine d’années. “L’animation japonaise a évolué à partir des années 1960 comme une forme de divertissement destinée presque exclusivement au marché intérieur, et à quelques exceptions près, cela est resté vrai jusqu’au début des années 2010. Cependant, nous voyons aujourd’hui des plateformes de streaming basées aux États-Unis et en Chine poursuivre des stratégies de plus en plus agressives afin d’obtenir les droits des séries animées japonaises, en s’adressant directement aux studios au lieu de traiter avec des sociétés de vente. Pour Production I.G., la réalisation de B : The Beginning, qui a été notre première originale pour Netflix en 2018, a été une expérience remarquablement positive, car le diffuseur a laissé une grande liberté au personnel sur un projet qui, autrement, n’aurait jamais été possible pour le seul marché japonais. La série a été mise en compétition à Annecy, avec une deuxième saison à venir en 2021. Nous vivons un changement de paradigme dans la façon dont les films et les séries sont financés et dont les coûts sont récupérés, le Japon ne représentant pas nécessairement le marché principal. C’est la confirmation que regarder de l’animation japonaise en dehors du Japon est devenu naturel pour un public toujours plus nombreux. Mais aussi que les studios d’animation dans l’Archipel doivent être plus compétitifs à l’échelle mondiale. Production I.G. fait de son mieux pour y parvenir”, affirme-t-il.
G. S.