Deux ouvrages signés par l’architecte permettent de saisir sa vision qui en fait l’une des grandes références mondiales.
C’est dans les années 1990 que je me suis éveillé à l’architecture naturelle”, explique Kuma Kengo dans la postface inédite à l’édition française de son ouvrage L’Architecture naturelle (Shizenna kenchiku) paru initialement en 2008 au Japon. L’architecte a en effet donné une nouvelle direction à son travail, plus en phase avec l’environnement, et surtout qui s’appuie sur l’expérience ancestrale des bâtisseurs nippons pour qui le lien entre l’homme et la nature était une évidence. Kawarada Chizuko, qui travaille dans son agence depuis 1992, a fait de cette traduction une “mission” d’intérêt général dans la mesure où la lecture de ce livre avait été une véritable source de “bonheur” pour elle. “La façon d’écrire de Kuma Kengo parfois ironique m’a fait sourire, mais surtout il décrit des choses que l’on a parfois dans sa tête mais qu’on n’arrive pas à exprimer de manière facile et claire. Ce livre est devenu ma Bible. J’ai donc souhaité qu’il soit disponible en français pour que mes collègues du bureau parisien, et d’autres, puissent le lire pour comprendre son travail et sa philosophie”, explique-t-elle. La création du bureau parisien de Kengo Kuma & Associates (KKAA) est concomitante à la sortie de l’ouvrage au Japon, mais la traduction en français paraît seulement maintenant au moment où l’engouement pour les projets de l’architecte est bien établi dans le monde, notamment en France. “C’est par respect et par passion pour le travail de Kuma Kengo que j’ai eu envie de traduire ce livre, mais j’ai posé comme condition de le traduire en tandem avec Chizuko qui l’aime tant”, explique Catherine Cadou.
Dans un pays où “l’architecture est une expression de la culture et qu’en conséquence, la création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion dans le milieu environnant, le respect du paysage naturel et urbain ainsi que du patrimoine sont d’intérêt public”, comme l’indique la Loi de 1977 sur l’architecture, et où le marché est ouvert aux agences étrangères pour postuler et participer à des concours, Kuma Kengo a donc pu mettre en avant ses idées et bénéficier d’un accueil favorable en raison de son approche “poétique”, et aussi “parce qu’il explique les choses de manière très concrète et simple, souvent imagée ou même à l’aide d’onomatopées”, souligne Catherine Cadou. “Il est clair et précis, et il n’utilise pas le langage habituel des architectes”, ajoute celle qui est aussi son interprète en France depuis une dizaine d’années. “C’est en fait un humaniste”, explique-t-elle. Elle en sait quelque chose puisqu’elle a aussi réalisé les sous-titrages des films d’une autre grande figure de l’humanisme, Kurosawa Akira. “Et ça, les Français adorent. C’est un humaniste qui apporte son Japon. Il fait justement penser au cinéaste qui disait ‘plus on est Japonais, plus on est universel’. Kuma, lorsqu’il évoque la notion du temps avec le temps du béton qui est fini et celui des matériaux naturels qui est continu, en fait la démonstration. Plus qu’un livre d’architecture, c’est davantage un livre d’humanisme”.
En effet, la lecture de l’ouvrage permet de suivre comment l’architecte a transformé sa vision à travers une sorte de voyage initiatique au cours duquel il a redécouvert des fondements traditionnels qu’il a à la fois remis au goût du jour et développé pour aboutir à des constructions uniques en leur genre. “On commence à comprendre ce qu’est le bonheur lorsqu’on cesse de se préoccuper de l’apparence et qu’on se demande comment fabriquer”, note-t-il dans l’introduction. En quelques pages, de manière “honnête”, comme le souligne Kawarada Chizuko, il règle son compte au XXe siècle où “ce qui comptait, ce n’était plus comment c’était, ni comment c’était fabriqué, mais quel aspect cela avait”. Il peut d’autant mieux en faire la critique que lui-même a participé à ce “siècle du béton” qui a contribué à “l’uniformisation de lieux très divers, du fait des principes simplistes qui lui sont intrinsèques”.
Au cours des deux dernières décennies, Kuma Kengo est devenu un architecte radical dans le sens que lui avait donné un autre grand nom de l’architecture, Frank Lloyd Wright, c’est-à-dire un bâtisseur conscient de l’environnement dans lequel il va insérer ses réalisations. A la différence de l’architecte américain élevé à la campagne, le Japonais est un homme qui n’a connu que l’univers urbain pendant sa jeunesse. On comprend donc à quel point sa prise de conscience, mais surtout l’application concrète de ce qu’il a découvert, ont marqué une rupture dans sa propre histoire personnelle, mais aussi et surtout dans l’histoire de l’architecture en général. Dans le chapitre consacré à l’observatoire du Kirosan, il montre justement à quel point son regard a évolué par rapport à l’époque où il avait imaginé le bâtiment M2, dans le quartier de Setagaya, à Tôkyô, symbole d’un post-modernisme débridé. En se rendant sur l’île d’Ôshima, dans la mer Intérieure, où le maire de la localité souhaitait installer un observatoire au sommet du mont Kiro, l’architecte fut “envahi de tristesse” et ne put “supporter l’idée” en imaginant “cet observatoire se dresser droit comme un I sous la forme d’une tour bâtie sur ce parking d’asphalte”. Au lieu de cela, sa proposition fut de “rendre au sommet sa forme originelle. Et notre projet consistait à y créer une sorte de faille afin d’insérer l’observatoire au sein de ce nouveau sommet restauré. Ce dispositif ne se verrait pratiquement pas d’en bas. L’observatoire serait un bâtiment invisible. Il n’aurait ni apparence extérieur ni forme définie”. Cet effacement de l’architecture se concrétise dans des innovations surprenantes utilisant toujours les matériaux liés au lieu où s’implantera le projet. “Pour lui, la nature n’est pas un paysage”, confirme Catherine Cadou. “La nature est active dans ses réalisations”, ajoute Kawarada Chizuko.
Comme le rappelle sa collaboratrice et co-traductrice de son livre, Kuma Kengo fonde sa philosophie sur la réappropriation de la construction traditionnelle dans son rôle d’intermédiaire “pour relier fermement l’individu-sujet au monde-immensité”. C’est la raison pour laquelle il accorde une attention toute particulière aux matériaux et aux artisans qui les maîtrisent pour en tirer le meilleur et les intégrer. “On y retrouve aussi un sens de durabilité”, note-t-elle, car “nos ancêtres savaient qu’ils devaient vivre au milieu d’une nature parfois terrifiante”. Dans l’ouvrage, l’architecte évoque le dialogue avec les artisans dont l’expertise n’est plus à démontrer, tout comme l’intérêt qu’il porte aux divers matériaux, que ce soit le bois, le bambou, le papier ou la pierre, grâce auxquels il parvient à bâtir des projets en fonction du terrain où ils seront réalisés. C’est ce qu’il dit notamment lorsqu’il parle de la Maison Grande Muraille de Chine. Plutôt que de s’inscrire dans la lignée des “grands maîtres du terrassement” que furent Le Corbusier ou Mies van der Rohe, il préfère “travailler le fond du bâtiment pour l’adapter au relief onduleux”. Cette philosophie architecturale qui puise son inspiration dans la tradition japonaise explique aussi pourquoi il n’hésite plus à utiliser des termes japonais dans ses différents projets qu’il présente à l’étranger. La difficulté de trouver un terme équivalent dans la mesure où ils n’existent pas l’ont incité à promouvoir l’engawa (voir p. 6) ou encore le komorebi. Dans plusieurs de ses réalisations comme les Archives Antoni Clavé, à Paris, où le matériau de référence est le papier, l’engawa, cet espace de transition entre l’intérieur et l’extérieur, constitue une de ses signatures. De la même manière, le komorebi, cette lumière douce qui traverse le feuillage d’une forêt, participe à la création d’une architecture unique dont il est concepteur. Déjà présent à la Cité des arts et de la culture de Besançon, il ne sera pas non plus absent du musée départemental Albert Kahn, à Boulogne Billancourt. Dans ses constructions modernes, dans lesquelles on se sent bien, Kuma Kengo apporte une touche intimement japonaise sans laquelle, au fond, ses projets ne retiendraient pas l’attention. Lorsqu’il rate un concours, il reconnaît que le projet présenté ne devait pas être totalement abouti.
Cette architecture naturelle défendue avec force dans son livre a une dimension presque spirituelle. Cela explique peut-être aussi pourquoi il a souhaité répondre au concours portant sur la construction d’une galerie de protection du portail polychrome de la cathédrale Saint-Maurice, à Angers. “C’est quelque chose de nouveau pour nous”, confie Kawarada Chizuko qui rappelle que l’un des rêves de l’architecte serait de construire une église. La galerie qui, une fois de plus, s’intègre parfaitement à son environnement en constitue peut-être les prémices. Après la lecture de L’Architecture naturelle, on peut tenter d’imaginer ce que serait un édifice religieux qui est la représentation d’une force invisible. Le défi est évidemment tentant.
Dans Une Vie d’architecte à Tokyo publiée par l’éditeur marseillais Parenthèses, la démarche de Kuma Kengo est plus concrète dans la mesure où il endosse le costume du guide. Dans cet ouvrage illustré de nombreux croquis et photographies, il présente une quinzaine de projets réalisés dans la capitale japonaise dont il a mesuré, écrit-il, “combien elle était un ensemble de petits villages plutôt qu’une grande et unique ville”. Il ajoute, complétant ainsi ce qu’il a expliqué dans son autre livre, “quand je conçois un bâtiment, où que ce soit, j’envisage le monde non comme un ensemble de nations mais comme une collection de villages”. On fait ainsi le tour de plusieurs quartiers de la ville – de Shibuya à Mukôjima en passant par Ikebukuro ou Shinjuku – où il a apporté sa pierre à un édifice toujours en mutation. Dans les descriptions qu’il en fait et dans la présentation de ses différents projets, on comprend que sa principale motivation – et source de son succès – est liée à son désir absolu de remettre l’homme dans son environnement pour qu’il le comprenne et vive mieux pour son bien et celui de la nature.
Gabriel Bernard
Références
L’ARCHITECTURE NATURELLE, de Kuma Kengo, trad. par Catherine Cadou et Chizuko Kawarada, Arléa, 2020, 15 €.
UNE VIE D’ARCHITECTE À TOKYO, de Kuma Kengo, trad. de l’anglais par Florence Michel, Parenthèses, 2021, 19 €.