Ayant bénéficié d’une bonne éducation, le jeune homme a su en profiter pour devenir un véritable visionnaire.
Plusieurs livres ont été publiés récemment sur la vie et l’œuvre de Shibusawa Eiichi. L’un des ouvrages les plus pénétrants et les plus perspicaces est la biographie de Shimada Masakazu, professeur d’administration des affaires à l’université Bunkyô Gakuin, qui a eu la gentillesse de nous partager son point de vue sur le “père du capitalisme japonais”.
L’entrepreneur a joué un rôle plus important dans l’histoire de l’économie japonaise que des magnats tels qu’Iwasaki Yatarô de Mitsubishi, Matsushita Kônosuke de Panasonic et Morita Akio de Sony. Pourtant, il est encore assez méconnu, tant au Japon qu’à l’étranger. “Mitsubishi, Panasonic et Sony sont des marques grand public très connues. Leurs produits sont omniprésents et leurs fondateurs ont été loués pour leur ingéniosité dans la création d’entreprises à succès. D’un autre côté, bien que Shibusawa ait fondé de nombreuses entreprises, une seule a survécu sous son nom, The Shibusawa Warehouse Co., Ltd, une assez petite entreprise spécialisée dans l’entreposage, le transport et l’immobilier”, note l’universitaire. “Bien sûr, de nombreuses autres sociétés sont toujours en activité, mais personne ne sait qu’elles ont été créées par lui. En d’autres termes, il est une sorte de présence omniprésente mais invisible. Son influence sur l’économie japonaise se fait encore sentir, mais n’est pas largement reconnue”, ajoute-t-il.
Le jeune Shibusawa traverse une période d’intense engagement politique au cours de laquelle il adhère à la philosophie du sonnô jôi (révérer l’empereur, expulser les barbares) et envisage même à un moment donné d’incendier Yokohama, la ville où vivent de nombreux étrangers, les fameux “barbares”. Durant cette période de formation cruciale, ce pionnier de l’économie japonaise moderne – un homme qui, plus tard dans sa vie, s’est fait connaître pour sa pondération – a couru un réel risque d’être tué ou de finir en prison.
“Oui, il semble miraculeux qu’il ait réussi à survivre à ces années turbulentes de luttes politiques, surtout si l’on considère que beaucoup de ses amis n’ont pas eu cette chance. En même temps, c’est un signe de sa capacité à lire une situation et à choisir le meilleur plan d’action. Dans ce cas précis, il a compris que la différence de puissance militaire était telle qu’il serait vain d’essayer d’expulser les ‘barbares’ par la force”, rappelle Shimada Masakazu.
La perspicacité de Shibusawa Eiichi pourrait bien être le résultat de ses origines familiales. En effet, durant sa jeunesse, il a été fortement influencé par sa famille. “Son père a certainement joué un rôle fondamental dans la formation et l’inspiration du jeune homme. Tout d’abord, au lieu de se concentrer sur les produits de base habituels comme les autres familles d’agriculteurs de la région, il a été le pionnier d’une nouvelle activité fructueuse en achetant des feuilles d’indigo aux agriculteurs locaux, en les transformant en boules d’indigo (la matière première de la teinture à l’indigo), puis en les vendant. Cette nouvelle entreprise a permis de réaliser un chiffre d’affaires annuel de dix mille ryô. Cela équivaudrait à environ un milliard de yens aujourd’hui, une énorme somme d’argent. Son fils a ainsi appris qu’il était possible de briser les anciennes traditions et pratiques commerciales. De plus, comme ses cousins et d’autres membres de sa famille étaient impliqués dans cette entreprise, il a appris à apprécier l’importance de la collaboration et de la création d’un réseau de personnes partageant les mêmes idées”, souligne son biographe.
“Par ailleurs, son père croyait en l’importance de s’instruire et a appris à Eiichi à écrire. Suite à ses encouragements, celui-ci a continué à étudier la calligraphie et les neuf textes classiques chinois. Il a donc pu recevoir le type d’éducation qui, à l’époque, n’était accessible qu’aux familles de samouraïs. Toutes ces choses sont à l’origine de la volonté de Shibusawa de remettre en question le statu quo et de sa conviction que les personnes intelligentes et compétentes avaient le droit de s’élever au sommet, quel que soit leur statut social”, ajoute-t-il.
La vie mouvementée de Shibusawa a connu de nombreuses phases au cours desquelles il a eu l’occasion d’acquérir de nouvelles compétences et d’améliorer son statut. Selon l’universitaire, un tournant particulièrement important a été de devenir le serviteur du puissant clan Hitotsubashi. “Il venait de décider d’abandonner la lutte contre l’ouverture du Japon aux puissances étrangères. A ce moment crucial de sa vie, il commence à travailler pour Hitotsubashi, un clan qui se trouve au centre de l’action politique. Le chef du clan, Yoshinobu, cherche à employer des personnes talentueuses et reconnaît rapidement les qualités du jeune Eiichi, notamment dans le domaine des affaires. Pour ce dernier, il s’agissait d’une opportunité incroyable car il était extrêmement rare qu’un fils de fermier devienne samouraï. Il se retrouve également à travailler pour un acteur politique puissant puisque Yoshinobu deviendra le dernier shogun du Japon.
Le voyage de Shibusawa en Europe et sa participation à l’Exposition universelle de 1867 à Paris ont constitué un autre moment important de sa carrière et le début de sa longue relation avec la France. “Shibusawa faisait partie de la délégation japonaise (environ deux douzaines de personnes) qui a assisté à l’Exposition et a passé près de deux ans en Europe”, explique Shimada Masakazu. “Ce qu’il faut retenir de cette mission, c’est que si la plupart des membres s’intéressaient aux rouages politiques et juridiques des pays européens, Eiichi s’est plutôt attaché à découvrir la technologie et le système économique. Il s’intéressait particulièrement à trois choses : l’industrie de l’acier, le système de transport et les titres financiers. En d’autres termes, et pour reprendre ceux de Shibusawa lui-même, ce n’est qu’en acquérant de nouvelles connaissances technologiques et financières qu’une nation peut réellement se moderniser.”
Ses liens avec la France, et l’Europe en général, se sont poursuivis pendant toute la première moitié de l’ère Meiji (1868-1912), mais à partir de la fin du XIXe siècle, il a commencé à voyager en Amérique, comprenant que l’avenir se trouvait dans ce pays plutôt que sur le Vieux Continent. Néanmoins, ses échanges avec la France sont restés forts tout au long de son existence. Par exemple, à la fin de sa vie, il concentre son énergie sur les questions sociales et est profondément impressionné par une visite des Invalides et du système français d’aide sociale. Il s’est ensuite impliqué dans la fondation de l’orphelinat préfectoral de Tôkyô. En 1924, il aide l’ambassadeur de l’époque, Paul Claudel, à ouvrir la Maison franco-japonaise, une institution qui joue un rôle central dans les échanges universitaires et culturels entre la France et le Japon. Le prix Shibusawa-Claudel, qui a été créé pour célébrer le 60e anniversaire de la maison, récompense des recherches de haut niveau liées à la culture des deux pays.
L’engagement de Shibusawa Eiichi dans le domaine de la protection sociale n’est qu’un exemple de son approche des affaires et de sa croyance dans le “capitalisme éthique.” “Le nouveau gouvernement Meiji qui a remplacé le régime Tokugawa en 1868 a lancé un nouveau slogan, fukoku kyôhei (Enrichir le pays, renforcer l’armée), signifiant ses efforts tous azimuts pour rattraper l’Occident”, explique son biographe. “Dans le même temps, Eiichi a compris que le gouvernement n’avait pas les moyens d’aider les femmes et les personnes défavorisées et que le Japon avait besoin d’un système de protection sociale volontaire basé sur les dons des hommes d’affaires. Ensuite, au début du XXe siècle et surtout après la Première Guerre mondiale, il a vu dans le conflit croissant entre les ouvriers et les propriétaires d’entreprises une menace pour le pays et a essayé d’agir comme un modérateur en créant des institutions qui serviraient de médiateur entre les deux parties. Son objectif ultime est toujours resté la création d’une société harmonieuse”, ajoute-t-il.
Aujourd’hui, le statut de l’économie japonaise est très différent de celui de l’époque de Shibusawa, car le pays tente de s’adapter à une situation internationale en constante évolution. Selon Shimada Masakazu, la philosophie et la pratique commerciale de l’entrepreneur ont encore beaucoup à apprendre à la génération actuelle. “Le monde des affaires japonais est encore très insulaire. Cependant, nous sommes maintenant à l’ère de la libre concurrence et de la libre circulation des ressources humaines et des capitaux. En Amérique, par exemple, cela va de soi, mais les groupes industriels japonais ont encore du mal à adopter ce modèle. Je pense que Shibusawa conseillerait aux entrepreneurs d’aujourd’hui de regarder autour d’eux – notamment à l’étranger – et d’être plus ouverts d’esprit, plus audacieux. Au Japon, lorsque les gens sortent de l’école, ils trouvent rapidement un emploi (en espérant que ce sera pour la vie) et se contentent de faire une carrière fondée sur l’ancienneté. Trop de gens n’aiment pas prendre de risques ou regarder au-delà de leur petit monde. Je suis presque sûr qu’il serait mécontent de la situation actuelle. Après tout, il est arrivé à l’âge où le Japon a été contraint de s’ouvrir au monde extérieur, mais il y a vu l’occasion de rendre le pays plus riche et plus fort. Aujourd’hui, les gens ont tendance à se replier sur eux-mêmes. Shibusawa Eiichi leur dirait de résister à cette tentation et d’embrasser le monde”, assure l’universitaire.
G. S.
Référence
The Entrepreneur Who Built Modern Japan : Shibusawa Eiichi, de Shimada Masakazu, Japan Publishing Industry Foundation for Culture 2019.