Ancien correspondant de L’Obs en Asie, Bruno Birolli connaît bien le sujet. Il déroule la funeste pelote.
Le 9 mars 1932, vers 15 heures, sous un ciel venteux, l’ancien et dernier empereur de Chine, Pu Yi, en queue-de-pie et en gants blancs, proclame l’indépendance du Mandchoukouo. La cérémonie a lieu presque en catimini. La presse n’a pas été conviée comme si les officiels japonais avaient conscience du risque qu’ils prenaient en poussant la Manchourie à faire sécession de la Chine.
La réaction venue de Nankin, la capitale de la République de Chine dirigée par Chiang Kai-shek est cinglante. La Chine rappelle que “les nations du monde entier ont reconnu que la Mandchourie faisait partie intégrale” de son territoire. Et outragée, elle qualifie de “ridicule” cette proclamation et traite de “rebelles” le gouvernement dirigé par Pu Yi. Le cadre est posé : le nouvel Etat ne sera jamais reconnu internationalement, sauf par une poignée d’alliés du Japon au cours de la Seconde Guerre mondiale – Allemagne nazie en tête. Dès cet instant, d’une certaine façon, le Mandchoukouo est condamné à échouer.
Le chemin qui a conduit à cette journée fatidique de mars 1932 commence par la Révolution Meiji, soixante ans plus tôt. Dès le début de ce moment charnière de l’histoire japonaise, s’enracine ce qui deviendra une véritable obsession : conquérir la Mandchourie.
Lorsque les bateaux noirs du commodore Perry forcent en 1853 les portes du Japon (voir Zoom Japon n°107, février 2021), hermétiquement closes, celui-ci sent son existence menacée à cause de son retard technologique, de l’étroitesse de son territoire et de sa faiblesse militaire. Les pays occidentaux alors au faîte de leur puissance achèvent de constituer leurs empires coloniaux. Inspirés par ce modèle, les rénovateurs de Meiji concluent que pour survivre, l’Archipel doit se lancer dans la course au partage du monde.
En 1874, une première expédition militaire à Taïwan est tentée mais, prématurée, elle rate. L’attention de Tôkyô se tourne alors vers le continent. La géographie pose la Corée en “dague pointée vers le cœur du Japon” pour reprendre une expression en vogue à l’époque. L’impératif est donc de neutraliser ce dangereux poignard. Au début des années 1890, les puissances européennes qui ont pris pied dans le sud de la Chine visent maintenant le nord de ce pays. La plus ambitieuse est la Russie, déjà solidement implantée le long de la rive nord du fleuve Amour et qui veut maintenant déborder en direction du sud, en Mandchourie.
En 1894, le Japon tente un premier coup de force contre la Chine, la cour coréenne étant vassale des empereurs chinois qui assurent sa sécurité. La courte guerre sino-japonaise est brillamment remportée par les Japonais dont l’armée est largement supérieure. La victoire aboutit au traité de Shimonoseki (voir Zoom Japon n°119, avril 2022). La Corée passe dans l’orbe japonais et le Japon pose un pied en Mandchourie. Dans la péninsule du Liaodong. A Port-Arthur (désormais Lüshunkou). Cette rade offre un excellent abri, c’est le site idéal pour établir une base navale. En outre, sa position stratégique verrouille l’accès maritime de la grande plaine du nord de la Chine et de la route terrestre de Pékin.
Mais rebondissement inattendu, la Chine rameute la Russie, qui soutenue par l’Allemagne, et plus étonnamment par la France, oblige le Japon à reculer. Pire, en contrepartie de l’aide apportée à Pékin, Moscou obtient une concession de chemin de fer d’une durée de vingt-cinq ans afin de relier Port-Arthur. La Russie peut désormais ancrer sa flotte à Port-Arthur et, par la voie ferroviaire dont les travaux commencent immédiatement, rassembler son immense armée à la frontière de la Corée. Concomitamment, l’Allemagne s’installe au sud du Liaodong, à Qingdao dans la péninsule du Shandong.
Le sentiment d’encerclement, et l’amertume de s’être fait voler sa victoire, grandirent à Tôkyô. Le triomphe par les armes face à la Chine s’est mué en une humiliante déroute diplomatique et le sort de la Corée, raison du conflit, reste indécis.
Le Japon va retenter l’aventure. Mais différemment. En se préparant avec soin. En 1902, il signe un traité secret avec la Grande-Bretagne. Les Britanniques s’engagent à entrer en guerre si le Japon est attaqué – non s’il attaque. A défaut de voir les Britanniques les suivre pleinement dans l’entreprise qu’ils préparent en Mandchourie, les Japonais s’assurent de leur neutralité et que Londres s’opposera à Berlin et à Paris si, d’aventure, ces deux capitales songent à soutenir Moscou.
Des officiers de la marine japonaise partent se former de l’autre côté de la Manche. Des conseillers anglais encadrent au Japon la flotte que Tôkyô renforce en s’équipant à l’étranger.
Dans la nuit du 8 février 1904, le Japon passe à l’action. Sans déclaration de guerre, comme plus tard il le fera à Pearl Harbor (voir Zoom Japon n°16, décembre 2011), sa flotte lance un raid-surprise contre l’escadre russe mouillée à Port-
Arthur. La guerre russo-japonaise commence.
Conflit terrible et sanglant, il est marqué par le long siège de Port-Arthur qui préfigure la boucherie de 1914, et par l’écrasante victoire navale de Tsushima où la flotte russe est entièrement envoyée par le fond en quelques heures. Cette fois-ci, les Russes sont boutés hors de la Corée et du sud de la Mandchourie. Le vainqueur récupère aussi la concession de chemin de fer du vaincu en Mandchourie.
Mais là encore, les ambitions japonaises sont battues en brèche. Son protectorat est certes reconnu sur la Corée. Mais les Etats-Unis qui ont joué le rôle de “monsieur bons offices” imposent au Japon de se contenter de la moitié sud de la concession de chemin de fer et, pire, de se résigner à accepter la limite de la durée de la concession octroyée par la Chine. Ce qui condamne le Japon à faire ses valises de Mandchourie en 1923.
Ne renonçant pas, en 1915, le Japon profite de la paralysie des puissances liée à la guerre en Europe, pour retenter sa chance avec les “vingt-et-une demandes”, une suite de diktats qui reviennent à placer la Chine sous protectorat. Mais l’histoire se répète. Les Américains se posent en obstacle sur la route du Japon qui renonce à ses exigences. Cependant, à titre de consolation, le bail sur Port-Arthur est prolongé jusqu’en 1997 et l’exploitation des chemins de fer de Mandchourie du sud jusqu’en 2007.
Ce demi-succès ne calme pas l’insatisfaction au Japon où la question de la Mandchourie a pris une telle importance qu’elle est le pivot de la politique du pays. Un puissant courant, très à droite et très présent dans les casernes, juge que les acquis de 1915 sont trop modestes et revendique tout le nord de la Chine. Pour ces ultra-nationalistes, la Mandchourie est la condition sine qua non qui les posera en chef de file de l’Asie face aux Occidentaux. Les libéraux, partisans de l’apaisement et du désarmement sont d’un avis contraire. La politique japonaise zigzague en fonction de l’alternance au gouvernement de ces deux visions durant la décennie 1920.
Une rhétorique galvanise les clans bellicistes. Un imaginaire se crée. La Mandchourie est présentée en “ligne de vie” du Japon, sa possession conditionne sa survie. Non seulement militairement en lui apportant la profondeur stratégique qui lui manque, mais également, c’est la panacée à tous ses maux économiques. Les terres de la Mandchourie ont la fertilité de celles de l’Ouest américain et de l’Ukraine et promettent des récoltes dignes d’un pays de cocagne. Son sous-sol regorge de charbon, de minerais, de pétrole… Ses vastes steppes sont la solution à l’exiguïté surpeuplée des campagnes japonaises. Les paysans sans terre dans l’Archipel, en colonisant la Mandchourie, accéderont à une meilleure vie. Bref, la Mandchourie est la “nouvelle frontière” du Japon.
Encore faut-il l’occuper. Cela passe nécessairement par un affrontement avec la Chine, et possiblement avec les Etats-Unis et d’autres puissances occidentales. Cette perceptive ne fait nullement reculer les militaires japonais. Au contraire, elle les enthousiasme.
Plusieurs conjurations se forment pour provoquer une guerre en Mandchourie. En 1928, le seigneur de la guerre de la Mandchourie Zhang Zuolin (Chang Tso-lin) meurt après l’explosion d’une bombe au passage de son train
blindé. Mais ce complot échoue à provoquer un casus belli.
Un nouvel attentat est organisé, celui-ci plus méticuleux. Le 18 septembre 1931, une bombe déposée par une patrouille japonaise détruit un petit bout de rail à la sortie de Mukden (aujourd’hui Shenyang). La responsabilité de cet attentat est faussement attribuée à des saboteurs chinois. L’Armée impériale se crée ainsi l’excuse pour se lancer à la conquête de la Mandchourie.
Cet évènement qui reste dans les mémoires sous le nom de “l’incident de Mandchourie” (Manshû Jiken) est assez fidèlement retranscrit par Hergé dans Le Lotus bleu, cette aventure de Tintin qui montre combien le monde fut choqué par cet événement. Au terme d’une guerre-éclair de trois mois qui associe trains et aviation, l’Armée japonaise conquière les deux tiers de la Mandchourie. Ensuite à coups de butoirs, elle pousse jusqu’aux portes de Pékin en 1934. Tout l’immense espace qui va de la frontière soviétique à l’ancienne capitale chinoise est désormais entre ses mains.
Le Mandchoukouo est transformé en empire avec le sacre de Pu Yi en 1934. Cependant derrière le paravent de Pu Yi qui prend le nom de Kangde, ce sont des Japonais qui dirigent. Chaque ministre “mandchou” est secondé
d’un conseiller japonais. Les “races” présentes en Mandchourie – il faut entendre ici “ethnies” – sont supposément égales, le Mandchoukouo se veut multiculturel où même Russes et Juifs ont une place. Dans les faits, ce multiculturalisme est hiérarchique : les Japonais, au sommet ; les Mandchous en figurants ; les Coréens, agriculteurs ; et les Chinois, une masse de coolies corvéables. La mise en valeur de la Mandchourie est spectaculaire. Des villes, des hauts-fourneaux sidérurgiques, des complexes chimiques, des raffineries, des constructeurs automobiles, des ateliers d’aéronautique sortent de terre. L’expérience acquise en matière d’industrialisation servira à la reconstruction du Japon après 1945. De ce point de vue, la réussite est incontestable.
Mais la Mandchourie, censée être le remède miracle à tous les problèmes du Japon, est en réalité un boulet. Le pays se condamne à l’isolement sur la scène internationale. Les officiers radicaux enivrés par la conquête de la Mandchourie multiplient les tentatives de coups d’Etat dans l’Archipel jusqu’à parvenir en 1936 à instaurer le militarisme, une forme de fascisme.
En Mandchourie, l’indépendance fictive du Mandchoukouo donne carte blanche aux garnisons pour lancer une expansion sans fin. D’abord, dans l’été 1937, en Chine lorsque l’Armée japonaise déferle le long de la côte jusqu’à Hongkong. Cette nouvelle agression tourne au bourbier. Alors, dans la poursuite de la fuite en avant commencée en septembre 1931 à Moukden, le haut commandement cherche à sortir de l’impasse où il s’est acculé en étendant la guerre à l’Asie du Sud-est et au Pacifique. D’où, le 7 décembre 1941, le raid contre Pearl Harbor, réédition de celui devant Port-Arthur trente-quatre ans auparavant. On connaît la fin, c’est la défaite totale de 1945.
Bruno Birolli*
*Ancien correspondant de l’Obs en Asie, il est notamment l’auteur d’Ishiwara, l’homme qui déclencha la guerre (2019).