Traductrice émérite, Corinne Atlan publie un remarquable ouvrage sur son métier qui ne manque pas d’interpeller.
Pour traduire il faut se laisser traverser. C’est-à-dire, dans un premier temps, ne pas chercher à traduire. Simplement s’ouvrir à un processus de pensée, un imaginaire, un style, tout ce qui fait la singularité d’une œuvre et d’un auteur, et qui passe par cette langue-là”. Voilà ce que Corinne Atlan, traductrice émérite de japonais, note dans le formidable ouvrage qu’elle publie aux éditions de La Contre Allée. Il y a près de 20 ans déjà, en 2005, elle avait commis un petit opus intitulé Entre deux mondes – Traduire la littérature japonaise en français (Inventaire/Invention) dans lequel elle avait notamment insisté sur “cette absence de frontière entre rêve et réalité, cette interaction entre intérieur et extérieur, reposant sur l’idée bouddhique que le monde est un reflet qui renvoie chacun à sa réalité intérieure.”
Les amoureux de littérature apprécient de lire des ouvrages où les auteurs se racontent afin de pouvoir mieux accéder à la compréhension de leur travail ou mieux appréhender les ressorts de leur œuvre. Ils les apprécient d’autant mieux si les auteurs en question s’expriment dans le même idiome qu’eux ou s’ils maîtrisent eux-mêmes la langue des écrivains. Sans cela, ils doivent s’en remettre au talent des traducteurs qui, grâce à leurs connaissances linguistiques et leur bagage culturel, sont capables de restituer ce que les auteurs ont couché sur le papier. Voilà pourquoi l’ouvrage de Corinne Atlan est si important. Il contribue à découvrir en partie la personnalité de cette grande traductrice et de comprendre ainsi comment elle aborde les œuvres qu’elle a entrepris de rendre en français. “Il faut aimer un texte littéraire, y reconnaître ou y pressentir quelque chose de soi, sinon, comment pourrait-on le lire véritablement – car le traducteur doit pouvoir lire une œuvre comme un devin lit l’avenir – et comment parviendrait-on à mettre ce texte à portée de compréhension de lecteurs appartenant à une tout autre culture ?”, affirme la première traductrice en français de Murakami Haruki.
Au-delà de “l’amour” que le traducteur peut porter à un texte, Corinne Atlan met en évidence d’autres facteurs tout aussi fondamentaux grâce auxquels on saisit mieux la dynamique de la traduction. “En partant très jeune pour le Japon, je ne cherchais pas tant à “voyager” qu’à “m’exiler”. Je voulais non seulement vivre ailleurs mais, surtout, si possible, être une autre (il va sans dire que je n’ai pas réussi). Ensuite, il restait à me réconcilier avec le lieu d’où je venais. La traduction m’y a aidée. Car elle ne m’a pas seulement servi à ancrer la langue japonaise en moi de manière indélébile, mais également à revenir vers le français, ma langue d’origine”, écrit-elle.
Ces propos permettent à la fois de comprendre le choix du titre de son essai Le Pont flottant des rêves et son engagement vicéral à devenir traductrice dans le sens où “le traducteur ne peut être ce personnage invisible à qui l’on demande de “s’effacer” totalement derrière le texte original”. Car “la traduction littéraire est une activité de création, davantage liée à la question de la représentation artistique du réel qu’à un savoir académique”, ajoute-t-elle. Dans son remarquable ouvrage, Corinne Atlan en fait la démonstration à plusieurs reprises à travers des exemples concrets grâce auxquels, en tant que simple lecteur, on entrevoit la mécanique sans laquelle un texte étranger le resterait à jamais malgré sa “translation” (comme on dit en anglais) dans notre langue. L’un des plus frappants est celui concernant Jets de poèmes de Wagô Ryôichi (voir Zoom Japon n°14, octobre 2011) dans lequel le poète de Fukushima note sur près d’une demi-page un unique caractère, celui de l’arbre, qu’il répète encore et encore. La traductrice finit par opter pour un calligramme qu’elle construit avec le terme “l’arbre” plutôt “arbre”, “un arbre” ou “des arbres” puisqu’il n’y a en japonais ni article ni pluriel. Elle a fait ce choix “parce qu’en répétant “l’arbre” à l’infini, j’entendais aussi “larmes”, tout comme j’entendais un cri de rage impuissante”. Voilà le vrai travail de traduction. Merci Corinne Atlan pour cette belle leçon.
Odaira Namihei
Le Pont flottant des rêves, de Corinne Atlan, éd. La Contre Allée, 2022, 16 €.
A paraître le 21 octobre.