Kondô Jôzô est le dernier fabricant de sauce soja de la capitale. La brasserie défend un savoir-faire ancestral.
Sous la gare de Tôkyô, se trouve un véritable labyrinthe de restaurants et de boutiques de souvenirs. L’une d’entre elles vend de nombreuses sortes de senbei (galettes de riz) du grand fabricant Sanshû Sôhonpo, parmi lesquels le Nihonbashi dashi musubisen en forme de triangle aromatisé avec une sauce soja fabriquée à Tôkyô.
Curieux d’en savoir plus sur le fabricant de ce shôyu, nous avons emprunté un train de la ligne Chûô (voir Zoom Japon n°96, décembre 2019) au départ de cette même gare pour nous rendre à 50 kilomètres à l’ouest, au-delà du centre ville et des banlieues bondées. Après 80 minutes de trajet, nous arrivons à Akiruno, une ville située sur les contreforts des montagnes d’Okutama, qui jouit d’une nature luxuriante, de cours d’eau limpides et d’un air pur. C’est ici, non loin de la gare de Musashi-Hikida, que nous trouvons Kondô Jôzô, le seul fabricant de sauce soja de la capitale.
Située à l’entrée de la vallée de la rivière Aki, cette minuscule entreprise a été fondée en 1908 et son président actuel, Hiroshi, brasseur de la quatrième génération, continue d’utiliser les techniques traditionnelles qui se transmettent au sein de la famille Kondô. “J’ai grandi dans ce petit monde, loin de la grande ville, en pensant qu’un jour je rejoindrais mon père dans l’entreprise de shôyu. Après avoir obtenu mon diplôme universitaire, où j’ai étudié la gestion, il m’a dit que si je voulais suivre ses pas, je devais d’abord voir le monde extérieur. Il m’a encouragé à suivre une formation dans une autre brasserie, et grâce à ses relations, j’ai pu apprendre le métier dans une entreprise de la préfecture de Miyagi, an nord-est de l’Archipel. J’y ai appris toutes les étapes, du début à la fin”, raconte-t-il.
En 1997, Hiroshi a finalement rejoint la brasserie familiale, travaillant d’abord sous la direction de son père Isao. Il est aujourd’hui en charge des affaires générales, des ressources humaines et de l’assaisonnement de la sauce soja. “J’ai commencé par la fabrication, puis je me suis essayé à tous les aspects de la gestion d’une entreprise, notamment la gestion des magasins de vente directe, la livraison et la comptabilité”. La brasserie Kondô est une histoire de persévérance et de foi en son propre métier face à l’adversité. “A partir du début de l’ère Shôwa (1925-1989), la sauce soja a été de plus en plus fabriquée dans des usines modernes. L’utilisation de graines de soja dégraissées au lieu de graines de soja entières et l’application d’une nouvelle technologie de brassage, qui a réduit le processus de brassage d’un an à trois mois, sont devenues monnaie courante. En raison de la production de masse des grands fabricants, une sauce soja bon marché est devenue largement disponible, et le nombre de brasseries traditionnelles a diminué. Les années où mon père a repris l’affaire ont été particulièrement difficiles”, rappelle Hiroshi. “Il a même failli abandonner”.
Dans les années 1960, c’est-à-dire à l’époque de la forte croissance économique, la situation du pays s’est rapidement améliorée et les gens ont commencé à ressentir un intérêt pour des produits de marque. “Il n’était plus très tendance de recourir à des produits locaux fabriqués par de petits producteurs traditionnels comme nous. J’ai entendu dire que nos clients, dont le nombre diminuait rapidement, demandaient à mon père de livrer notre shôyu la nuit, car si leurs voisins découvraient qu’ils achetaient encore chez nous, ils seraient embarrassés et ridiculisés.”
Pour rester dans l’air du temps, le père de Hiroshi s’est mis à utiliser du soja dégraissé et des additifs, mais les produits de sa petite entreprise ne faisaient pas le poids face au shôyu fabriqué en masse par des sociétés comme Kikkoman (voir pp. 16-18). Il a alors compris que la seule façon de rivaliser avec les grands fabricants était de faire ce que leurs puissants concurrents ne pouvaient pas faire. C’est dans cet esprit que Kondô Isao a décidé de revenir à l’essentiel et de revenir au soja entier domestique à l’ancienne, au brassage naturel et à l’absence d’ajouts chimiques. “L’une des forces d’être un petit fabricant est que nous sommes capables d’opérer des changements drastiques de direction en un temps relativement court”, souligne Hiroshi. “A l’époque, les risques sanitaires causés par la pollution devenaient un problème, effet secondaire de la croissance économique rapide. Par conséquent, nous avons rapidement reçu de nombreuses demandes de la part de coopératives et d’autres organisations d’achats groupés qui étaient particulières en matière d’alimentation, et les ventes ont progressivement augmenté.” D’autres brasseries n’ont pas eu cette chance. Croulant sous les dettes et incapables de s’adapter à l’évolution des temps, elles ont fermé les unes après les autres. “En 1978, il y avait encore 22 brasseries à Tôkyô. Elles sont passées à d’autres activités ou ont fermé définitivement et aujourd’hui, nous sommes les seuls à rester”.
Les locaux actuels de Kondô Jôzô sont un mélange d’ancien et de nouveau. Les deux bâtiments modernes qui font face à la rue sont le magasin de détail et l’entrepôt moromi. Le magasin, à droite, vend des assaisonnements, des senbei aromatisés au shôyu et des sucreries, et surtout leur précieuse sauce soja dont les bouteilles portent encore les étiquettes dessinées par Isao. Une variété particulière, la sauce soja baptisée Shinsengumi, doit son nom au fait que l’un de leurs ancêtres est un parent éloigné de Kondô Isami, commandant du Shinsengumi, fameuse troupe d’élite à la fin du shogunat.
Le bâtiment de gauche est le lieu de stockage du moromi. Il s’agit de cette substance molle et solide, résultat de la fermentation lors du processus de brassage du saké, de la sauce soja, du miso, etc. Au fond du magasin se trouvent la brasserie, toujours installée dans un entrepôt de l’époque Taishô (1912-1926) et une machine à presser d’époque. L’atelier où est produit le kôji, en revanche, a été récemment reconstruit. Des cuves en plastique renforcé et des tonneaux en cèdre sont utilisés pour fermenter et faire mûrir le moromi. Les tonneaux en bois ont été fabriqués en 1873 et sont toujours utilisés.
C’est ici que Kikkôgo, la marque de shôyu de l’entreprise, est fabriquée en utilisant des ingrédients soigneusement sélectionnés : des graines de soja entières non génétiquement modifiées et du blé de Hokkaidô, du sel séché au soleil australien et de l’eau souterraine d’Okutama puisée dans un puits situé sur place. La sauce soja est lentement vieillie pendant un an. Aucune enzyme ou levure n’est ajoutée pendant la période de brassage du moromi, et aucun contrôle artificiel de la température n’est utilisé. La vue de personnes debout sur un échafaudage construit au sommet d’un énorme seau de 5 000 litres et remuant le moromi avec un bâton plus grand que leur taille rappelle la fabrication de la sauce soja à l’ancienne.
Cependant, Hiroshi s’empresse de préciser que les aliments fermentés sont fabriqués par des micro-organismes, et non par des humains. “Peu importe les efforts déployés, au final, le shôyu,
le miso et le natto (soja fermenté) sont fabriqués par des bactéries, pas par des humains. Ces derniers ne peuvent pas décomposer les matières premières. Les protéines de soja sont décomposées en acides aminés. C’est l’ingrédient umami. L’amidon de blé est décomposé en sucre. C’est la même chose que de mâcher du riz. Ce processus le rend sucré. Ensuite, le sucre est utilisé comme énergie pour activer la levure et produire de l’alcool. Celui-ci deviendra également un composant important du parfum de la sauce soja. Diverses réactions chimiques invisibles se produisent à différents moments pour fabriquer le shôyu. S’il est expédié alors que les micro-organismes sont encore vivants, la fermentation progressera même dans la bouteille, qui est donc remplie après un traitement thermique”, explique-t-il. “En fin de compte, en tant que brasseurs, tout ce que nous pouvons faire est de créer un environnement où les micro-organismes peuvent facilement travailler. Cela fait 24 ans que j’ai repris l’entreprise familiale, et j’ai toujours l’impression que le monde invisible des micro-organismes est un mystère pour moi, tout comme l’univers.”
Les types de micro-organismes à l’œuvre pendant le processus de brassage changent en fonction du climat local, et le Kikkôgo a une saveur rustique et nostalgique qui est unique au Japon. “Les graines de soja entières jouent un rôle important pour donner à notre shôyu cette saveur particulière. Environ 77 % de la sauce soja actuellement sur le marché est fabriquée à partir de graines de soja dégraissées, et environ 23 % utilisent des graines de soja entières. Parmi ceux-ci, seuls 4 % utilisent des graines de soja locales comme nous le faisons. On peut dire que Kikkôgo est une sauce soja très rare. Plutôt que des produits que l’on peut acheter n’importe où, nous essayons de fabriquer des produits que l’on ne peut acheter qu’ici ; des produits qui sont fabriqués avec du temps et des efforts plutôt que des produits faciles à fabriquer. Je pense que le moment est venu pour les gens de faire ce genre de choix”, assure le brasseur.
A ce jour, Kondô Jôzô reste une petite entreprise qui essaie constamment de trouver des marchés de niche pour ses produits. “Comme vous pouvez l’imaginer, Tôkyô a depuis longtemps un flux régulier de sauce soja provenant de l’extérieur de la préfecture, donc le fait d’avoir une poignée de magasins qui proposent nos produits ne signifie pas que les ventes vont augmenter. Nous avons reçu plusieurs demandes de gros clients, mais nous n’acceptons pas les grosses commandes. Dans le système actuel, il n’est pas possible d’augmenter considérablement le volume de production sans compromettre la qualité. Pour moi, il est plus important d’augmenter la valeur ajoutée plutôt que d’augmenter le volume de production”, ajoute-t-il.
Si les ventes de la brasserie ne peuvent être comparées à celles des grands fabricants japonais, l’entreprise de Tôkyô a progressivement commencé à attirer l’attention de l’étranger et la demande a augmenté ces dernières années. Aujourd’hui, grâce à ses distributeurs, elle s’étend à la France, à Hong Kong et à l’Australie. “Je crois néanmoins au travail de proximité, basé sur la communauté. C’est pourquoi nous participons activement à diverses activités ancrées dans la communauté locale, comme le développement de produits collaboratifs avec des ingrédients locaux, la visite d’écoles élémentaires à Akiruno, et des événements de vente directe où nous invitons les résidents locaux. Je ressens l’importance des relations. Je crois que si les gens voient notre brasserie et comment nous fabriquons la sauce soja, ils seront en mesure de comprendre la qualité de notre shôyu. Cela fait environ 30 ans que nous acceptons les visites d’écoles primaires et nous acceptons maintenant même les visites individuelles. Nous sommes impatients de rencontrer vos lecteurs !” lance le brasseur.
Jean Derome