C’est à partir du XVIe siècle que la ville est devenue l’un des grands centres de fabrication du shôyu.
Tatsuno, dans la préfecture de Hyôgo, est une petite cité tranquille, au nord-ouest du fameux château de Himeji (voir Zoom Japon n°4, octobre 2010) où la plupart des touristes s’arrêtent sans chercher à aller plus loin. Pourtant la ville arrosée par le fleuve Ibo ne manque pas d’intérêt dans la mesure où elle a eu une influence non négligeable sur la culture japonaise notamment grâce au poète Miki Rofû, auteur du célèbre Akatombo [Libellule rouge] qui sera mis en musique par Yamada Kôsaku et qui sera élue, en 1989, chanson préférée des Japonais. Akatombo est devenue le symbole de la ville qui s’est aussi fait connaître grâce à la série cinématographique Otoko wa tsurai yo [C’est dur d’être un homme] puisque Yamada Yôji y a tourné le dix-septième volet dont le titre français La Libellule rouge (voir Zoom Japon n°116, décembre 2021), très populaire parmi les fans de Tora-san, fait justement écho au poème.
Toutefois, la notoriété de Tatsuno ne se limite pas à cela même si de nombreux touristes s’y rendent pour voir les lieux de tournage du film ou le monument érigé en l’honneur de Miki Rofû. La cité est aussi une référence en matière de shôyu puisque c’est ici qu’est née la sauce soja usukuchi, qui se reconnaît à sa couleur plus claire et à sa forte teneur en sel, aux alentours du XVIe siècle. Il suffit de déambuler dans ses rues pour prendre conscience de l’importance de cette production bien que le nombre de producteurs ait beaucoup diminué. Tatsuno était dans une situation idéale pour se lancer dans cette aventure. Les champs environnants bien cultivés produisaient en abondance du blé connu sous le nom de Banshû komugi, la région de Sayô-Shisô produisait des graines de soja de bonne qualité appelées Mikazuki daizu, et Akô était une zone réputée pour la production de sel. L’Ibo qui coule à l’est de la ville était particulièrement adaptée à la production de sauce soja usukuchi en raison de la faible teneur en fer de son eau. L’une des principales propriétés du shôyu de Tatsuno, comme le souligne un document historique de l’Association des producteurs de sauce soja de Tatsuno en 1890, est qu’elle est pratiquement transparente et a un bel arôme. Par ailleurs, le fleuve Ibo s’est avéré être un excellent canal pour le transport des matières premières et des produits finis. Le musée consacré à l’histoire de la sauce soja à Tatsuno propose un film qui raconte très bien comment la ville s’est imposée comme l’un des principaux centres de production du pays, car son shôyu était acheminé par des takasebune, ces bateaux de transport adaptés aux rivières, jusqu’à Aboshi, dans le cours inférieur de l’Ibo avant d’être expédié vers Kyôto et Ôsaka, deux grands centres de consommation, qui constituaient les principaux débouchés pour les produits de Tatsuno.
Ce sont les familles Maruo et Yokoyama qui ont lancé la fabrication de cet ingrédient. Les documents comptables laissés par ces familles, en particulier la première, permettent de saisir l’importance de la sauce soja dans la vie locale et combien elle a pesé dans le développement économique de la cité. Les deux familles vont voir leur activité connaître des difficultés au cours du XIXe siècle et être supplantées par des concurrents plus entreprenants à l’instar de Asai Yahei, un marchand influent originaire du nord de Tatsuno. En 1869, il fait l’acquisition d’une petite fabrique de shôyu baptisée Bussan-gura. Comme elle se situait à l’est du fleuve, elle avait été surnommée Higashi no Maru. Espérant que son entreprise rayonnerait comme le soleil qui se lève à l’est, il a donc créé la marque Higashimaru. Se faisant il a créé les bases de la principale entreprise de sauce soja de Tatsuno, Higashimaru Shôyu Co., Ltd, à laquelle il est impossible d’échapper lorsqu’on arrive dans la ville.
Comme dans les autres grands centres de fabrication de shôyu du pays à Noda (voir pp.16-18) ou à Shôdoshima (voir pp. 26-29), une entreprise ayant adopté les méthodes de production industrielle a réussi à devenir une référence au niveau national. Mais cela a contribué à affaiblir les producteurs plus modestes, incapables de réunir assez de capital pour passer au stade industriel. En conséquence, le nombre de fabricants a baissé. Dans la ville, le quartier des brasseurs occupait une partie de la population et les cheminées si distinctives des brasseries étaient bien plus nombreuses qu’elles ne le sont aujourd’hui. On ne compte maintenant plus que sur les doigts d’une seule main les derniers producteurs de shôyu et de miso selon les méthodes artisanales après en avoir recensé, au milieu du XIXe siècle, 62 dont 17 produisaient pour des marchés extérieurs à la région.
Pour les trouver, il faut s’enfoncer dans le dédale des petites rues en contrebas de l’ancien château. Il y a d’abord Suehiro Shôyu. Fondée en 1879, elle est dirigée par Suehiro Takuya qui s’est fixé comme mission de continuer à produire du shôyu en suivant les mêmes étapes que ses ancêtres. Les quantités produites n’ont rien à voir avec celles de Higashimaru, mais la qualité de ses produits lui permet de capter une clientèle exigeante, en quête d’excellence. “Nous sommes fiers de notre travail même si les difficultés et les défis sont nombreux à surmonter”, confie-t-il. A proximité de la brasserie de M. Suehiro, se situent la boutique et l’atelier d’Ido Masafumi. Avec son épouse, ils sont les derniers producteurs de miso de la ville. Là encore, pas question de transiger sur la qualité et sur les méthodes de production à l’ancienne. Les Ido se sont bâtis une solide réputation avec leur savoureuse pâte de soja fermenté. A tel point qu’ils adressaient chaque année à l’épouse de l’ancien Premier ministre Abe Shinzô, assassiné en juillet, une “cuvée spéciale” de leur miso pour qu’elle l’utilise dans l’élaboration de sa cuisine. Ces artisans permettent à Tatsuno de conserver son statut de gardien de la tradition et d’attirer les amateurs de bonnes choses.
Gabriel Bernard