Les Japonais sont prêts à revisiter toutes les cuisines pour en imaginer de nouvelles variantes.
Tout le monde sait bien qu’aujourd’hui, la crêpe a connu une renaissance étonnante au Japon. Arrivée dans l’archipel dans les années 1970, il ne cesse d’y avoir de nouveaux genres de crêpes. Si La Mecque des crêpes demeure le quartier de Harajuku depuis cinquante ans, avec celles fourrées à la crème, aux fruits et couronnées d’une véritable montagne de glace, les nouveautés ravissent aussi le palais des Japonais, comme les crêpes au caviar ou celles aux figues et au bleu. Certaines boutiques foncent dans la voie “instagrammable” de ce dessert qui était déjà considéré photogénique au Japon (avant même l’apparition des réseaux sociaux), en décorant leurs crêpes de façon presque théâtrale comme les perruques françaises du XVIIIe siècle, étalant leur extravagance dans l’art de la pièce montée. A Ôsaka, Rocca & Friends transforment tout en crêpe : crêpe fourrée à la crème brûlée appelée “crêpe brûlée”, au tiramisu, au mont-blanc, au gâteau au matcha, ou encore “ispahan”, inspirée très probablement d’un macaron de chez Pierre Hermé à la framboise et au litchi. C’est comme si le monde entier pouvait se transformer en crêpe. Une autre interprétation devenue aujourd’hui un classique est le “mille-crêpes”. Bien qu’ayant un nom français, c’est en réalité un dessert japonais qui a été inventé au début des années 2010. Il s’agit de plusieurs couches de crêpes superposées entre lesquelles on étale de la crème chantilly formant des belles strates définies, comme un mille-feuilles. Ce ne sont pas les Français qui y ont pensé, mais bien les Japonais.
On dirait que la crêpe n’est qu’un prétexte pour expérimenter toutes les formes et les saveurs possibles et imaginables. La crêpe est un terrain sur lequel on peut construire tous les bâtiments de nos rêves. Et si on creuse un peu plus, il n’y a pas que la crêpe qui subit ce sort au Japon. Récemment, le maritozzo, gâteau romain, une sorte de brioche fourrée à la crème, a eu droit à des interprétations que les Italiens n’ont jamais connues ; avec des fruits, au chocolat, à la fraise, et même des versions salées… Ce n’est pas que les Japonais manqueraient de respect pour le plat d’origine, mais il semblerait qu’ils ont une autre notion de “plat”.
Lorsqu’un plat ou un gâteau est importé de l’étranger, les Japonais voient comme un début d’idée à développer, un modèle à suivre non pas à la lettre, mais avec une certaine liberté créative. La crêpe, pour un Japonais, c’est “une feuille de pâte faite de blé et de lait qui sert à envelopper différents ingrédients” et le maritozzo “un sandwich sucré au pain au lait”. En partant de là, toutes les variations sont possibles, et ça restera toujours le même mets aux yeux des Japonais. Lorsqu’on pense ainsi, on comprend sans doute mieux pourquoi les onigiri (la boulette de riz au milieu de laquelle on met un ingrédient salé) existent sous toutes les formes, comme fourrés au tem-
pura de crevette, ou remettant en question la notion même d’onigiri, qui signifie littéralement “serrer avec les mains” (pour créer une forme de boulette), en inventant l’onigirazu (qui veut dire “non-onigiri”, juste un ou des ingrédients intercalés entre deux pavés de riz comme dans un sandwich)… La radicalité de décliner le concept d’un plat ne connaît pas de limite, mais il y a dans ce délire une certaine logique qui n’est pas fausse : qui a décidé que la définition d’un plat était une recette et non “une façon de penser”, comme le considèrent les Japonais ?
Sekiguchi Ryôko