Pour Lee Thompson, spécialiste du sport au Japon, il ne fait aucun doute qu’il existe une spécificité nippone.
Zoom Japon a rencontré Lee Thompson, professeur à la Faculté des sciences du sport de l’Université Waseda, à Tôkyô, sur la manière dont les Japonais abordent le sport. Spécialiste des relations entre le sport et les médias, il est l’auteur, avec Allen Guttmann, de Japanese Sports : A History (éd. University of Hawai’i Press, 2001).
Trouvez-vous des différences dans la pratique du sport entre le Japon et l’Occident ?
Lee Thompson : La première question que nous devrions nous poser est la suivante : qu’est-ce que le sport ? Beaucoup de gens pensent avoir une idée claire de ce qu’est le sport, mais ce concept prend en fait une signification différente selon les pays. Au Japon, par exemple, on utilise le mot d’emprunt supôtsu, mais historiquement, ce terme a été englobé dans le mot taiiku, que l’on traduit communément par “éducation physique”. En effet, pendant de nombreuses années, le sport et l’éducation physique ont été considérés comme étant plus ou moins la même chose. J’ai consulté le site Internet de la Sasakawa Sports Foundation et j’y ai trouvé des données sur le nombre de Japonais qui font du sport et sur les sports qu’ils pratiquent. Ce qui m’intéresse ici, c’est ce que l’on entend par “faire du sport”. L’enquête est ventilée par âge, mais vous verrez que la marche est considérée comme un sport. Il s’agit en fait du sport le plus populaire au Japon, tous âges confondus, à l’exception du groupe des 18-19 ans, où les deux sports les plus populaires sont la musculation et le jogging.
Ce qui est encore plus intéressant, c’est que deux activités similaires ont été répertoriées : la marche qui s’écrit wôkingu en katakana, l’équivalent de la marche sportive et le sanpo, qui signifie littéralement “se promener” ou “flâner”. Comme vous pouvez le constater, les pays n’ont pas tous la même idée de ce qu’est un sport.Il semble que tout au long de l’histoire, en particulier depuis l’ère Meiji (1868-1912), les sports aient été utilisés pour contrôler le corps et l’esprit des gens et, plus généralement, comme outils de construction de la nation. Dans votre livre, vous mentionnez souvent le baseball comme une sorte de sport “idéal” qui illustre la modernisation de l’activité physique au Japon. De même, dans un essai de 2015, vous soulignez les vertus collectives du baseball – le travail d’équipe, l’autodiscipline, l’abnégation.
L. T. : Oui, je pense que c’est tout à fait le cas, et pas seulement au Japon. Historiquement, en Europe comme en Amérique, les autorités ont toujours eu un grand intérêt pour le sport. Et c’est aussi pour cela qu’au Japon, le sport a eu tendance à être englobé dans le concept d’éducation physique, parce que l’éducation physique était un outil pour former de bons citoyens et de bons soldats.
Quant au baseball et à ses vertus collectives, le sport en général, et les sports d’équipe en particulier, représentent des activités où l’on peut créer le travailleur et le citoyen idéaux. Du point de vue des autorités et des employeurs, les membres d’une équipe travaillent bien en groupe. Chaque membre joue un certain rôle et se concentre sur ce rôle. En outre, surtout au Japon, les sports sont très orientés vers l’entraîneur et le manager qui donnent des directives et disent à tout le monde ce qu’il faut faire. L’entraîneur et le manager occupent une place prépondérante, même dans les reportages télévisés. Lorsque vous regardez les tournois de baseball des lycées, vous verrez le manager autant, voire plus, que les joueurs eux-mêmes, ce qui montre le rôle central que jouent les figures d’autorité dans les sports japonais.
Toutefois, un événement intéressant s’est produit au début des années 1990 avec la création de la J-League (ligue de football professionnel), puis l’organisation conjointe de la Coupe du monde de la FIFA par le Japon en 2002. Jusqu’alors, la Japan Soccer League était composée de clubs amateurs et n’était pas très populaire, mais le professionnalisme a mis le football sur le devant de la scène. Le football a pris son essor au tournant du siècle et rivalise aujourd’hui avec le baseball en termes de popularité.
Je pense qu’il convient de noter que, bien que le football et le base-ball puissent être considérés de la même manière, le football japonais semble plus individualiste. C’est du moins l’impression que j’ai eue. En d’autres termes, le football offre davantage de possibilités d’expression individuelle. Je pense, par exemple, aux choix vestimentaires autorisés pour les joueurs de football. Alors que les équipes de baseball ont tendance à imposer un certain look conservateur (cheveux courts, pas de pilosité faciale) et exercent un contrôle très strict sur la vie privée des joueurs, les footballeurs sont plus flamboyants, peut-être en raison d’une forte influence latino-américaine et européenne, et beaucoup d’entre eux se teignent les cheveux. Cette nouvelle attitude a entraîné une nouvelle éthique dans les sports japonais.L’accent est mis sur les activités physiques institutionnalisées et encadrées. Pensez-vous que le contrôle social exercé par l’Etat à travers le sport a freiné le développement de sports plus individualistes et/ou hédonistes au Japon ?
L. T. : Je pense que oui. Cela dit, des sports comme le surf, la planche à roulettes, le snowboard et l’escalade de compétition sont récemment devenus très populaires au Japon. Ces sports sont parfois qualifiés de sports d’expression, car les gens les pratiquent pour s’exprimer. Le Japon a peut-être été lent à accepter ce que vous appelez les sports hédonistes, mais ils sont finalement arrivés et il semble qu’ils soient là pour rester.
Parallèlement, ces sports sont intégrés dans le complexe industriel sportif moderne, comme les X Games. Ces événements ont contribué à populariser et à légitimer ces sports. Comme vous le savez, les gens avaient l’habitude de considérer les skateurs comme des délinquants, et les skateurs eux-mêmes avaient probablement cette identité. C’était une sorte de subversion, une utilisation subversive des espaces publics ou privés. Aujourd’hui, on construit des skate parks, on organise des tournois et des compétitions et on décerne des prix. Le fait de gagner des médailles dans des compétitions internationales comme les Jeux olympiques confère un certain prestige qui rejaillit sur le pays. Aujourd’hui, le monde des affaires et le gouvernement s’en mêlent et je pense que leur intérêt a considérablement modifié l’éthique de ces sports.
Je reconnais donc que certaines personnes peuvent voir l’attrait “libertaire” ou individualiste, par exemple, de la planche à roulettes. Mais je dois admettre que je me demande, lorsqu’un jeune décide de pratiquer ce sport aujourd’hui, quelle image il s’en fait et ce que cela signifie d’être un skateur. Vous savez, utiliser le paysage urbain d’une manière qui n’est pas prévue, comme descendre les rampes d’un escalier dans un parc municipal ou un bâtiment public, ou quelque chose comme ça. Ou pensent-ils à gagner une médaille d’or aux Jeux olympiques ? Il est probable que beaucoup d’entre eux considèrent que c’est un sport comme un autre, et leurs parents sont heureux lorsqu’ils montrent de l’intérêt et leur achètent des casques et des coudières. Ils les conduisent dans un skate park et engagent peut-être même un entraîneur (rires) ! Je me demande dans quelle mesure la planche à roulettes a été cooptée par le complexe industriel sportif moderne.Dans vos écrits, vous avez souligné une tendance actuelle à la diminution du contrôle social par l’État.
L. T. : Disons que l’État veut conserver un certain degré de contrôle social, mais qu’en même temps, il ne veut pas engager de dépenses. Le gouvernement a en effet créé l’Agence japonaise des sports, de sorte qu’en ce sens, il pourrait sembler qu’il y ait davantage de contrôle social, mais si vous regardez ce qu’ils font, ils essaient d’externaliser les dépenses liées au sport. Même dans les écoles, plutôt que de demander à un enseignant de superviser les activités du club sportif, ils essaient de confier cette tâche à un membre de la communauté. De même, ils encouragent les clubs de gym privés et autres choses de ce genre plutôt que de construire des centres communautaires ou des piscines à usage public. Ils essaient de privatiser beaucoup de choses, ce qui me semble être une contradiction intéressante.
Propos recueillis par G. S.