Confronté à de nombreuses difficultés, le Kôchi Shimbun ne baisse pas les bras et cherche une voie pour l’avenir.
Le siège du Kôchi Shimbun se trouve à l’intérieur d’un bâtiment moderne en verre et béton armé, dont la structure sombre contraste fortement avec l’immeuble blanc et démodé du gouvernement préfectoral situé à un jet de pierre de là. C’est comme si le principal quotidien de Kôchi voulait surveiller de près le siège du pouvoir politique.
Le quotidien a été créé le 1er septembre 1904, pendant la guerre russo-japonaise, lorsqu’il s’est séparé du Doyo Shimbun. Ce dernier périodique était le journal officiel du Risshisha, une organisation politique locale fondée par Itagaki Taisuke en 1874 et qui était au cœur du Mouvement pour la liberté et les droits du peuple. Plus tard, en 1941, les deux quotidiens fusionneront à nouveau pour devenir le seul journal de la préfecture de Kôchi. “Comme cette année marque le 120e anniversaire de notre journal, explique Yamaoka Masashi, le rédacteur en chef, depuis janvier, nous consacrons certaines de nos pages aux personnes qui ont lancé le mouvement démocratique. Le Risshisha a proclamé les droits innés de l’homme et a défini les objectifs de développement des connaissances du peuple et de promotion du bien-être et de la liberté. Plusieurs personnes nées à Kôchi ont joué un rôle central dans l’alliance visant à rédiger la Constitution dite de Risshisha, basée sur des idéaux démocratiques tels que la souveraineté populaire, un parlement monocaméral et des garanties en matière de droits de l’homme.” “Bien que certains de ces hommes aient été d’anciens samouraïs et aient appartenu au régime féodal, ils ont été influencés par la pensée de Jean-Jacques Rousseau. Parmi eux, il y avait un homme qui avait étudié le français et traduit ses livres en japonais. Aujourd’hui, quelque 130 ans après la proclamation de la première Constitution japonaise, nous voulons nous souvenir de ces personnes”, ajoute-t-il.
Son adjoint, Ike Kazuhiro, cite l’histoire des “funérailles du journal” comme un exemple frappant et humoristique de l’esprit rebelle et de la nature unique de Kôchi. “Le gouvernement Meiji a sévèrement réprimé le Kôchi Shimbun parce qu’il cherchait à obtenir la participation politique des gens du peuple. En 1882, la publication du journal a été suspendue à cinq reprises et, le 14 juillet de la même année, il a été interdit. En réaction, les personnes concernées ont lancé un autre périodique, le Kôchi Jiyû Shimbun [Journal libre de Kôchi], et ont poursuivi leur mouvement de protestation en y publiant un ‘avis de décès’ et en invitant les gens à participer aux ‘funérailles du journal’”.
“Selon les rapports de l’époque, le cercueil contenant le Kôchi Shimbun a été porté sur environ sept kilomètres par des personnes en costume de deuil. Un moine a également assisté aux funérailles, ce qui était sans précédent au Japon, et a fait une plaisanterie acerbe sur les personnes au pouvoir. Plus de 2 000 personnes auraient assisté à la cérémonie, et le bord de la route où passait le cortège funèbre était envahi de badauds. Malheureusement, il ne reste aucune photographie de ces funérailles, mais 125 ans plus tard, en 2007, l’événement a été reconstitué dans la ville de Kôchi”.
Aujourd’hui, la rédaction du quotidien compte 130 personnes, dont une centaine de journalistes, ce qui en fait l’une des plus petites entreprises de presse du Japon. En 2022, son tirage s’élevait à près de 145 000 exemplaires. “Nous sommes un petit journal local”, reconnaît M. Yamaoka. “Même si la population de la préfecture est peu nombreuse, je dois cependant admettre que nous avons connu des jours meilleurs”. En effet, après avoir atteint son apogée au début du siècle, le tirage a diminué de 100 000 exemplaires au cours des 20 dernières années. Cela dit, sa part dans la préfecture de Kôchi est de 88,36 % (janvier 2021), ce qui est très élevé, même par rapport au reste du pays. Yamaoka Masashi y travaille depuis 1987 et est devenu rédacteur en chef il y a trois ans. “Tout le monde veut faire du journalisme lorsqu’il entre dans un journal, et je ne faisais pas exception à la règle. Mais avec l’âge, les gens ont moins de temps pour faire leurs propres reportages. J’avoue que je n’aime pas vraiment regarder les ventes quotidiennes. Les journaux traversent une période très difficile et il m’arrive de penser à l’époque où je travaillais sur le terrain en tant que journaliste. Les choses sont bien différentes aujourd’hui, mais que peut-on faire ?”, confie-t-il.
La distribution est une autre source récente de problèmes. La préfecture de Kôchi est la quinzième plus grande préfecture du Japon et sa côte s’étend sur quelque 300 kilomètres d’un bout à l’autre. La majeure partie de la région est également couverte de montagnes. Autrefois, comme partout au Japon, il existait une édition du matin et une édition du soir, mais en raison de la taille de la préfecture, seules certaines zones pouvaient recevoir cette dernière. Pour la même raison, le contenu du journal variait en fonction de l’endroit. Cependant, l’édition du soir a été suspendue le 25 décembre 2020. Le Kôchi Shimbun a d’ailleurs été le dernier journal généraliste de cette partie du Japon à prendre cette décision.
“Actuellement, le Kôchi Shimbun est distribué dans 120 localités, mais trouver des personnes pour distribuer le journal est une tâche ardue. Il n’y a pas beaucoup de gens qui veulent faire ce travail de nos jours, en plus du fait qu’il n’est pas très bien rémunéré”, note le patron de la rédaction.
Dans les grandes villes comme Tôkyô et Ôsaka, les étudiants étrangers et d’autres étrangers remplacent les jeunes Japonais qui travaillaient dans les supérettes ou dans la distribution du papier. “Ici, en revanche, il y a encore relativement peu d’étrangers. Je suppose que cet endroit est un peu difficile d’accès et que les obstacles à la vie sont plus nombreux. Cependant, comme la distribution est difficile, les journaux nationaux tels que l’Asahi, le Yomiuri et le Mainichi ont toujours eu du mal à s’implanter sur ce marché, de sorte que l’on peut dire que le Kôchi Shimbun a été protégé par sa géographie. C’est pourquoi, jusqu’à récemment, nous avions une diffusion stable”, souligne-t-il.
Afin d’attirer davantage de lecteurs, en particulier parmi les jeunes, Yamaoka Masashi s’efforce désormais de faire entrer le Kôchi Shimbun dans l’ère numérique. “Le principal défi pour nous, comme partout ailleurs, est la numérisation. Notre édition papier reste notre best-seller, mais nous avons aussi une version numérique. Par exemple, pour les lecteurs locaux, un abonnement mensuel à l’édition papier coûte actuellement 3 500 yens, mais pour un supplément de 880 yens, vous pouvez également la lire sur votre smartphone. C’est ce que nous avons fait jusqu’à présent. Le problème, c’est que beaucoup de gens n’ont plus cet argent. Ils peuvent donc désormais choisir de ne s’abonner qu’à la version numérique. De plus, cette année, pour la première fois, nous enverrons à nos lecteurs non seulement le journal, mais aussi toutes sortes d’informations rapides et d’autres choses sous forme numérique, avec plus de photos, de vidéos, etc.”, explique-t-il.
“Je sais que nous avons commencé tard par rapport à d’autres entreprises de presse au niveau national. Le fait est que l’édition papier est vendue par l’intermédiaire de distributeurs qui, jusqu’à présent, étaient fortement opposés à la numérisation parce que, évidemment, lorsque les gens s’habituent à lire sur un smartphone, ils oublient le papier. Les directeurs de magasins nous mettent beaucoup de pression. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons longtemps hésité à franchir le pas du numérique. Mais nous sommes arrivés à un point où nous ne pouvons plus attendre. De toute façon, de plus en plus de personnes âgées regardent les informations sur des tablettes et des smartphones, et nous devons donc créer davantage de produits numériques destinés à ces personnes”, ajoute M. Yamaoka. Ce n’est pas un hasard si Yamaoka mentionne la population âgée de la préfecture. “Les données concernant notre lectorat sont un peu anciennes, mais plus de 70 % de nos abonnés ont plus de 60 ans”, explique-t-il. “Au Japon, ils représentent le noyau dur des lecteurs de journaux. Kôchi, en particulier, est la deuxième préfecture du pays en termes de vieillissement de la population”. Malheureusement, même si de nombreuses personnes âgées restent fidèles au Kôchi Shimbun, elles ne feront pas long feu, et intéresser les jeunes est un défi majeur.
“Nous avons élaboré une nouvelle stratégie. Nos jeunes employés ont formé une équipe qui développe une nouvelle application qui sortira probablement cette année. Je ne suis pas impliqué et j’ai eu peu de temps pour suivre ce projet en raison de toutes les autres choses que je dois faire au département éditorial, mais j’ai entendu dire qu’ils faisaient du bon travail. Ils devraient publier de nouveaux contenus dans les prochains mois, en se concentrant sur les sous-cultures et les contenus informatifs qui peuvent plaire aux jeunes”, assure le rédacteur en chef. “Même si cela ne se traduit pas tout de suite par une source de revenus, il est important que nous puissions créer une application dédiée. Pour l’instant, nous avons moins de 150 000 abonnés, mais si nous parvenons à ce que 200 000 ou 300 000 personnes aient téléchargé l’application du Kôchi Shimbun, elles pourront facilement accéder à davantage de services, d’informations et de contenus, et nous espérons que cela générera de l’argent pour notre entreprise.”
Les jeunes générations sont dans toutes les têtes, puisque même le gouverneur Hamada Seiji, récemment réélu, cherche des moyens de les retenir à Kôchi et d’enrayer le processus de vieillissement rapide de la population (voir pp. 9-11). Yamaoka Masashi, pour sa part, n’est pas convaincu par les résultats obtenus. “Pendant de nombreuses années, Hamada n’a été qu’un simple fonctionnaire et, en tant qu’homme politique, il n’a pas fait preuve de grandes qualités de dirigeant. Il est vrai que son premier mandat a été particulièrement compliqué dû à la pandémie ; le moment est donc venu pour lui de laisser sa marque avec de nouvelles politiques qui reflètent sa personnalité. Comme je l’ai dit, c’est un ancien bureaucrate qui fait ce qu’on attend de lui, un pas après l’autre, sans essayer de changer les choses radicalement. L’année dernière, il a été réélu grâce au fait qu’il n’avait pratiquement pas d’opposition. Son seul véritable concurrent était un membre du Parti communiste. Pendant de nombreuses années, Kôchi a été un bastion communiste, mais les choses semblent avoir changé. En tant que journalistes, nous voulons garder un œil sur ce que Hamada va faire. Jusqu’à présent, je ne pense pas que nous l’ayons trop félicité, mais j’ai hâte de voir ce dont sa nouvelle administration est capable”, ajoute-t-il.
Le patron de la rédaction est préoccupé par la concentration croissante de la population. “Sur les 47 préfectures du Japon, Kôchi est la troisième en termes de concentration de population, après Kyôto et Miyagi. Toutefois, la zone rurale de ces deux préfectures n’est pas aussi étendue que la nôtre. Concrètement, environ 48 % des habitants de notre région vivent dans la ville de Kôchi, et ce chiffre va probablement augmenter. Ce qui se passe, c’est que les petites villes et la campagne sont négligées. Beaucoup de choses manquent dans ces endroits, et les écoles disparaissent. C’est l’une des raisons pour lesquelles les jeunes se déplacent de plus en plus vers d’autres préfectures pour étudier et travailler, et si nous ne résolvons pas ce problème rapidement, la population continuera à diminuer. Ce problème n’est toutefois pas imputable à
Hamada. Les administrations précédentes ont mis en œuvre des politiques qui ont rendu difficile la vie en dehors des grandes villes, notamment en réduisant le nombre d’écoles et en fermant des hôpitaux. Cela dure depuis des décennies”, regrette-t-il.
Le problème du logement est l’un des sujets que le Kôchi Shimbun suit de près. “Nous nous intéressons à ce sujet depuis un certain temps déjà et avons publié environ 70 articles”, explique Yamaoka Masashi. “De plus en plus d’immeubles d’habitation sont construits dans la ville de Kôchi, car les gens y affluent. Le revers de la médaille est que les akiya (maisons vacantes) sont omniprésentes. En fait, Kôchi est la préfecture qui compte le plus d’akiya. Par ailleurs, de nombreuses personnes âgées doivent emprunter le bus et le train, mais les transports publics se font également rares.”
Ike Kazuhiro, quant à lui, a dirigé une équipe d’enquêteurs chargée de faire un rapport sur le braconnage de la blanchaille, un petit poisson blanc, une activité illégale dans laquelle les yakuzas sont impliqués. Cette enquête difficile, menée en 2021, a été très bien accueillie et a remporté le prix de l’Association japonaise des journaux cette année-là. “Ce poisson est vendu à un prix élevé. Il est également appelé ‘diamant blanc’ et fait l’objet d’un braconnage endémique et d’une distribution clandestine par des groupes criminels organisés. Notre équipe de reportage a mené des entretiens pendant cinq ans pour faire toute la lumière sur cette situation et a publié une série en trois parties (39 articles) entre janvier et juin 2021 sur la pêche, la distribution et la réglementation. Lorsque nous les avons approchés pour une interview, de nombreuses personnes se sont tues ou nous ont dit d’arrêter. Néanmoins, notre équipe de reportage n’a pas baissé les bras. Cette série n’est ni une grande nouvelle, ni un scoop national. Il s’agit simplement d’un reportage classique basé sur un travail d’investigation régulier pour mettre au jour ce que nous pensons être un problème local important”, raconte-t-il.
Alors que les journaux japonais sont confrontés à une situation difficile, le rédacteur du Kôchi Shimbun estime que la collaboration est la clé de leur survie. “Le réseau des journaux locaux s’est renforcé au cours des cinq dernières années et je pense que nous avons la possibilité de créer un nouveau système. A mon avis, les journaux souffrent de deux problèmes principaux. Tout d’abord, les quotidiens ne peuvent rivaliser avec la télévision et Internet en termes de rapidité de diffusion de l’information. Lorsqu’une nouvelle paraît dans les journaux, elle a déjà fait l’objet d’une vidéo. De ce point de vue, il n’y a pas beaucoup d’intérêt à publier les mêmes informations. L’autre problème est que les journaux dépendent trop souvent de grandes agences de presse telles que Kyôdô pour obtenir les informations. Si vous jetez un coup d’œil à notre journal, vous trouverez à la fois du contenu créé par notre département éditorial et des articles obtenus auprès d’une agence de presse. Ces derniers articles sont bien sûr les mêmes dans tous les journaux qui y ont recours. Cette pratique est dépassée et n’a pas d’avenir. Je pense qu’elle disparaîtra bientôt”, estime-t-il.
“Au lieu de dépendre des grands médias, les journaux locaux devraient agir comme un réseau en nuage, en partageant et en échangeant des articles et en diffusant des informations que les lecteurs ne peuvent pas obtenir autrement. Dans tout le Japon, il existe un trésor d’histoires passionnantes que seul un journaliste local peut écrire. La NHK, la chaîne publique, ne peut pas le faire, l’Asahi Shimbun ne peut pas le faire, mais un journal de Fukushima (voir Zoom Japon n°128, mars 2023), de Niigata (voir Zoom Japon n°98, mars 2020) ou de Kôchi est en mesure de le réaliser”, assure-t-il. “Une tendance commence à se dessiner : les petits journaux de tout le pays travaillent ensemble pour protéger le journalisme local. J’ai discuté avec plusieurs amis du secteur et je pense que proposer des histoires que les lecteurs ne peuvent trouver nulle part ailleurs est la voie que nous devons suivre si nous voulons survivre. En tout cas, si les entreprises de presse ne trouvent pas une nouvelle approche, les choses deviendront de plus en plus difficiles”.
Gianni Simone