Bien que les Japonais expriment leur appréciation de Taïwan, ils connaissent encore très mal leur voisin du sud.
Quelles sont les racines de la longue relation entre le Japon et Taïwan ? Et comment le regard des Japonais sur Taïwan a-t-il évolué au fil du temps ? Zoom Japon s’est entretenu avec deux experts japonais Hirai Kensuke et Kawashima Shin. Le premier, professeur à la faculté d’économie de l’université de Kônan, à Kôbe, est spécialiste de l’époque coloniale. Il a fait paraître, en juin, aux éditions de l’université de Nagoya, Nihon tôchi-ka no Taiwan – Kaihatsu, Shokuminchishugi, Shutaisei [Taïwan sous domination japonaise : développement, colonialisme et subjectivité]. Le second, professeur au département des sciences sociales internationales de l’université de Tôkyô, connaît bien les relations internationales contemporaines et a coécrit Reisen-go no Nihon gaikô [La diplomatie japonaise après la guerre froide] également paru en juin chez Shinchôsha. Ils nous proposent une analyse des rapports nippo-taïwanais au regard de leurs spécialités.
Quel rôle Taïwan a-t-elle joué dans les ambitions impériales du Japon ?
Hirai Kensuke : Pour le Japon de l’ère Meiji (1868-1912), avoir une colonie était considéré comme le symbole d’une nation de premier ordre, et il a donc suivi l’exemple de l’impérialisme européen. Or, il y avait deux façons d’y parvenir, soit en allant vers le nord, soit en allant vers le sud. Evidemment, les Japonais ne pouvaient pas toucher aux territoires sous contrôle européen en Asie, sous peine de déclencher une guerre. Il ne restait donc plus que la Corée et Taïwan pour satisfaire leurs ambitions impériales.
Il n’y avait pas vraiment d’opinion unifiée au sein du gouvernement sur la direction à suivre. Puis, après avoir remporté la guerre sino-japonaise (1894-95), le Japon a pu prendre le contrôle de Taïwan. En ce sens, on peut dire que ce territoire a été la première pièce essentielle de l’empire colonial japonais.
D’autre part, au début du XXe siècle, l’expansion outre-mer du Japon s’est rapidement tournée vers le nord, en direction de la Corée et de la Mandchourie, de sorte que le rôle de Taïwan s’est rapidement réduit. Certes, il y a eu un moment, en 1900, où le Japon a tenté de s’étendre de Taïwan à la province chinoise de Fujian, mais il s’est immédiatement heurté à l’opposition de la Grande-Bretagne. A l’époque, les ambitions impérialistes japonaises nécessitaient l’accord préalable des puissances occidentales, à savoir la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, la Russie et les Etats-Unis. Comme il n’était pas possible de s’étendre en Chine, le rôle de Taïwan a perdu pratiquement tout intérêt à ce moment-là au profit de la Corée et de la Mandchourie (voir Zoom Japon n°120, mai 2022) ont pris de l’importance.
Enfin, à la fin des années 1930, lorsque le Japon est entré dans la Seconde Guerre mondiale, on assiste à une nouvelle poussée vers le sud, mais cette fois, Taïwan n’a pas été en mesure de jouer un rôle de premier plan ; c’est la marine japonaise, le ministère des Affaires étrangères et d’autres intérêts basés au Japon qui ont pris les devants, le bureau du gouvernement général de Taïwan étant relégué à une position secondaire et se contentant de faire ce qu’on lui disait depuis Tôkyô.
Au niveau de l’administration de Taïwan, il semblait y avoir une grande rivalité entre le ministère des Affaires étrangères, l’armée et l’administration coloniale.
H. K. : Le gouvernement général de Taipei a toujours voulu jouer un rôle de premier plan dans l’expansion du Japon vers le sud. Cependant, le ministère des Affaires étrangères était chargé des relations extérieures du Japon et ne souhaitait pas que cette entité soit impliquée. A l’époque, le gouverneur général était compétent pour Taïwan et ses environs. Cependant, le ministère des Affaires étrangères considérait son implication dans l’expansion vers le sud comme un excès d’autorité et a pris plusieurs mesures pour l’empêcher d’agir.
Le ministère des Affaires étrangères n’aimait pas non plus les militaires. Il souhaitait promouvoir les relations extérieures du Japon de manière pacifique et, surtout, éviter de se battre contre l’une des grandes puissances occidentales qui exerçaient une grande influence en Asie, en particulier la Grande-Bretagne, l’Amérique et la France. L’armée, cependant, était prête à utiliser la force en cas de besoin. On peut dire que les forces armées appuyaient sur l’accélérateur tandis que les diplomates tentaient de freiner. Les militaires, pour leur part, ne se souciaient pas de ce que pouvait faire le bureau du gouverneur de Taïwan tant qu’il n’interférait pas avec leurs plans. A cet égard, ils l’ont traité comme un partenaire secondaire.
A la différence des autres colonies, où la plupart du personnel était Japonais, de nombreux Taïwanais étaient employés dans l’administration de Taïwan. Pourquoi en est-il ainsi et quelles en ont été les conséquences ?
H. K. : Pas vraiment. D’une manière générale, comparé au gouvernement général de Corée, le gouvernement général de Taïwan n’employait pas beaucoup de Taïwanais. Toutes les administrations coloniales ont tendance à employer des locaux parce qu’ils peuvent servir de médiateurs entre les autorités coloniales et la population. Une autre raison importante est l’argent, car leurs salaires étaient inférieurs à ceux des Japonais. Dans toute organisation, le coût de la main-d’œuvre est très élevé, de sorte que le pouvoir colonial voulait éviter de dépenser autant que possible. Dans ce cas, il était moins coûteux de confier le même travail à des Taïwanais ou à des Coréens que d’engager des Japonais. Selon les recherches actuelles, leur salaire se situait entre la moitié et 60 % de celui d’un Japonais.
Il convient également de noter que les bureaucrates taïwanais, plus encore que les Coréens, étaient de rang très bas et ne pouvaient pas espérer progresser socialement. Par exemple, même s’ils étudiaient dur et étaient diplômés d’une bonne école, ils n’étaient pas traités de la même manière que les Japonais, de sorte que les intellectuels taïwanais et l’élite visaient plutôt à devenir avocats ou médecins.
Dans quelle mesure la résistance contre le gouvernement colonial a-t-elle joué un rôle dans les relations entre le Japon et Taïwan ?
H. K. : Dans les années 1920, les élites intellectuelles taïwanaises ont lancé un mouvement visant à créer un parlement local à Taïwan, mais bien sûr, les Japonais n’ont jamais donné leur accord. Cependant, même avant cela, le premier cas de résistance contre le gouvernement colonial s’est produit en 1895 lorsque Taïwan a été annexé au Japon après la guerre sino-
japonaise. Choqués, les habitants de l’île n’ont pas pu accepter ce changement soudain de régime, et beaucoup ont lancé un puissant mouvement de résistance. Ils ont pris les armes mais ont été rapidement vaincus. Le soulèvement a été impitoyablement réprimé et de nombreuses personnes ont été tuées. Les autorités coloniales se sont attaquées aux élites locales et quelque 14 000 personnes ont été éliminées entre 1895 et 1896. Beaucoup d’autres ont perdu la vie par la suite, si bien que dans les dix ans qui ont suivi la prise de contrôle de Taïwan, le Japon a probablement tué environ 30 000 personnes. Si l’on considère que la population de Taïwan à l’époque était de trois millions d’habitants, environ 1 % de la population totale a été supprimée, ce qui est un chiffre considérable. Très peu de Japonais connaissent l’histoire que je viens de vous raconter. La plupart d’entre eux savent que Taïwan est passé sous administration japonaise par le traité de Shimonoseki, mais ils pensent probablement qu’il s’agissait d’un changement de régime très pacifique, sans effusion de sang, et que Taïwan a été gouverné de manière juste et légale. Ils ne connaissent pas la vérité.
Si l’on compare avec l’ère du Kuomintang [venu de Chine continentale], après la Seconde Guerre mondiale, le régime de Chiang Kai-shek a tué plus ou moins le même nombre de personnes, bien qu’à ce moment-là la population taïwanaise ait doublé pour atteindre environ six millions de personnes. En fin de compte, lorsqu’un nouveau gouvernement arrive au pouvoir, la première chose qu’il fait est de se débarrasser de l’opposition la plus dangereuse, comme les intellectuels et les activistes.
C’est une chose que je souligne toujours lorsque des Taïwanais plus âgés louent le Japon pour sa générosité à leur égard. Bien sûr, le Kuomintang a fait des choses terribles, mais le Japon a aussi tué de nombreux Taïwanais en 1895 et a fait d’autres choses horribles. Et s’il est vrai que le Bureau du gouverneur de Taïwan a contribué à la croissance de l’économie taïwanaise, le Kuomintang a fait la même chose, voire plus. La question n’est donc pas de savoir qui est le meilleur ou le pire.
Pensez-vous que la politique d’assimilation menée par le Japon à Taïwan diffère quelque peu des politiques similaires menées dans d’autres pays asiatiques, et qu’elle a affecté leurs relations d’après-guerre ?
Kawashima Shin : Tout d’abord, je ne parlerais pas d’“assimilation”. Le Japon a assimilé les Aïnous à Hokkaidô et, dans une moindre mesure, à Okinawa, mais pas ses colonies. En outre, si l’on considère la domination coloniale, ce que le Japon a fait à Taïwan n’est pas si différent de ce qu’il a fait en Corée.
Par exemple, dans les colonies, il n’y avait pas de système de conscription (il n’a été introduit en Corée qu’en 1944 et à Taïwan qu’en 1945). Inversement, les habitants n’avaient pas le droit de participer à la vie politique. En d’autres termes, les habitants des colonies avaient moins de droits et d’obligations que les citoyens japonais. A cet égard, la Corée et Taïwan ont été traités de la même manière.
Une différence majeure entre les deux pays est que le Japon a annexé Taïwan en 1895, mais que les Taïwanais n’ont pas développé une forte identité “taïwanaise” avant les années 1920. Certes, même à Taïwan, il y a eu un mouvement de résistance illustré, par exemple, par l’incident de Wushe en 1930 (ensemble de rébellions et massacres punitifs qui opposèrent les aborigènes de Taïwan aux Japonais). Cependant, la Corée était déjà bien établie en tant que nation lorsqu’elle a été intégrée à l’empire japonais, de sorte que la perte de son indépendance a été beaucoup plus douloureuse. Les gens furent dévastés.
Une autre différence cruciale est ce qui s’est passé pendant le processus de décolonisation après la fin de la Seconde Guerre mondiale. La péninsule coréenne a été divisée en deux pays, bien sûr, mais les Coréens ont tout de même réussi à créer deux nations distinctes. Bien sûr, la Corée du Nord et la Corée du Sud sont nées sous l’influence respective de l’Union soviétique et des Etats-Unis, mais elles ont atteint une certaine forme d’indépendance grâce à leurs propres efforts.
Toutefois, dans le cas de Taïwan, Chiang Kai-shek et ses hommes sont arrivés du continent et le pays est tombé sous la coupe d’un nouveau régime, le Kuomintang chinois, privant les Taïwanais d’une chance de se décoloniser et d’obtenir une véritable indépendance en tant que Taïwanais. Le régime de Chiang Kai-shek a imposé la loi martiale à Taïwan, supprimé la liberté et tenté par de nombreux moyens de transformer les habitants en Chinois. Son approche autoritaire et descendante a rendu la situation encore pire que sous les Japonais. Par exemple, lors de l’incident du 28 février 1947, quelque 25 000 à 30 000 Taïwanais appartenant aux élites locales ont été tués, puis la « Terreur blanche » est arrivée, rendant la vie des gens encore plus misérable.
Comment la perception de Taïwan par les Japonais a-t-elle évolué au fil du temps ?
K. S. : La raison pour laquelle les Japonais apprécient aujourd’hui Taïwan est une question de valeurs partagées et est également liée aux relations du Japon avec la République populaire de Chine. Plusieurs questions sont en jeu, mais il faut souligner que la façon dont ces deux pays se perçoivent l’un l’autre n’est pas si simple. Par exemple, dans les années 1980, plus de 70 % des Japonais appréciaient la Chine. C’était il y a environ 40 ans, lorsque j’étais enfant. Le Japon et la Chine étaient alors très amicaux. Au contraire, beaucoup de gens n’aimaient pas ou n’étaient pas très intéressés par Taïwan, en particulier les intellectuels, car la plupart d’entre eux étaient marxistes. Puis le vent a tourné au milieu des années 1990. Après la fin de la guerre froide, des régimes démocratiques ont été instaurés dans de nombreux anciens pays communistes, mais la Chine a pris la direction opposée. Lors de l’incident de la place Tiananmen en 1989, le mouvement pro-démocratique a été violemment réprimé par l’Armée populaire de libération. Ce massacre est devenu le symbole de la position anti-démocratique de la Chine.
Taïwan, à cet égard, était plus proche des valeurs du peuple japonais, ce qui a entraîné un changement d’attitude à l’égard de ce pays. Lee Teng-hui, un libéral, est arrivé au pouvoir en 1988 et a lentement réussi à conduire Taïwan vers la démocratie jusqu’à ce qu’il devienne, en 1996, le premier président élu par le peuple. Au même moment, en réponse à la déclaration Murayama de 1995 (du nom du Premier ministre de l’époque, Murayama Tomiichi) dans laquelle le Japon s’excusait auprès de la Chine pour son agression et son passé colonial, le président Lee Teng-hui a déclaré qu’il n’y avait rien de mal à ce que des hommes politiques japonais visitent le sanctuaire Yasukuni, qui commémore les personnes mortes au service de l’armée japonaise depuis l’ère Meiji. Lee a lui-même visité le sanctuaire en 2007 parce que son frère s’y trouvait.
Puis, en mars 1996, la Chine a procédé à une série d’essais de missiles dans les eaux entourant Taïwan, ce qui a conduit à la troisième crise du détroit de Taïwan, rendant les Taïwanais de plus en plus conscients de la menace chinoise et de l’expansion rapide de sa puissance militaire, et conduisant à un nouveau rapprochement avec le Japon.
Sentant que les Japonais se détournaient de la Chine, l’administration Lee a procédé à diverses manœuvres pour renforcer les échanges amicaux entre Taïwan et le Japon. Par exemple, elle a invité le romancier Shiba Ryôtarô et le dessinateur de mangas Kobayashi Yoshinori, dont les œuvres sur Taïwan sont populaires auprès des Taïwanais. Mais dans l’esprit de beaucoup, le facteur décisif a été le séisme du 11 mars 2011 (voir Zoom Japon n°9, avril 2011), lorsque le peuple taïwanais a fait don de plus de 25 milliards de yens aux victimes de la triple catastrophe. Les Etats-Unis avaient en fait apporté un soutien bien plus important, mais le fait que l’aide de Taïwan provienne de dons privés a fait une impression plus durable sur les Japonais.
Depuis 2011, les choses ont changé et se sont rapidement améliorées, même au niveau gouvernemental, avec une série d’accords bilatéraux et de mémorandums sur les investissements, la pêche, la fiscalité, l’aérien et les congés de travail. Dans le même temps, les relations du Japon avec la Chine sont devenues difficiles, en particulier depuis 2005-2006. En 2005, des manifestations antijaponaises en Chine ont amené plus de 80 % des Japonais à déclarer leur aversion pour la Chine.
Aujourd’hui, les Japonais et les Taïwanais ont plus de choses en commun. Les jeunes générations, en particulier, lisent les mêmes mangas, regardent les mêmes films, jouent aux mêmes jeux et portent des vêtements similaires. Au Japon, de nombreux étudiants partent en voyage scolaire à l’étranger avant d’obtenir leur diplôme, et Taïwan est devenu l’une de leurs destinations favorites. Cela multiplie les occasions de se rencontrer et de mieux se connaître.
C’est une bonne chose, car la société taïwanaise est en avance sur le Japon à bien des égards. Elle est plus libérale et plus ouverte aux minorités, y compris aux questions LGBTQ. Le Japon a beaucoup à apprendre de Taïwan. Par ailleurs, au Japon, on n’enseigne toujours pas correctement ce qu’est Taïwan et la longue relation qu’elle entretient avec le Japon. Même dans les universités nationales, il y a probablement des centaines de postes pour les études chinoises, mais pas un seul pour les études taïwanaises. Ce manque de compréhension pourrait poser un problème à l’avenir. Après tout, même aujourd’hui, le Japon et Taïwan n’ont pas d’échanges diplomatiques formels et notre connaissance mutuelle se limite souvent aux visites touristiques, à la nourriture, aux jeux, à la musique, etc. Par ailleurs, les connaissances communes en matière de politique, de diplomatie, d’économie et de sécurité sont faibles. Par conséquent, même si nous semblons nous apprécier aujourd’hui, il est difficile de dire si nous nous connaissons bien. C’est pourquoi il est important d’approfondir notre compréhension mutuelle tant que nos relations sont bonnes. Si nous ne le faisons pas, il est possible qu’à l’avenir, les gens commencent à faire des suppositions non fondées. Nous devons tous deux être prudents, car même les relations amicales ne le restent pas éternellement.
Dans le même ordre d’idées, certains Japonais pensent qu’ils doivent choisir entre la Chine et Taïwan. Il s’agit d’une mentalité plutôt démodée, influencée par la guerre froide, mais la vérité est que les relations entre les deux rives du détroit ont beaucoup évolué et que le Japon lui-même entretient des liens étroits avec les deux pays. Une chose est sûre : nous ne pouvons pas faire autrement que de traiter avec la Chine et nous devons garder Taïwan comme un ami proche.
Propos recueillis par Gianni Simone