A mesure que la menace chinoise se fait sentir, les Japonais se rapprochent de Taïwan. Mais pour combien de temps ?
Jamais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et les cinquante années de colonisation de Taïwan par le Japon, l’intérêt des Japonais pour leur ancien territoire n’a jamais été aussi élevé. Cette réalité se vérifie dans les sondages d’opinion comme celui réalisé, fin 2023, pour le compte du Bureau de représentation économique et culturelle de Taïwan au Japon. Les résultats de l’enquête ont montré que 76,6 % des personnes interrogées se sentent proches de Taïwan, 65 % estiment que Taïwan est digne de confiance et 72,8 % pensent que les relations actuelles entre Taïwan et le Japon sont bonnes. Comparés aux 68,4 % de Japonais qui estiment que les relations entre le Japon et la Chine sont “mauvaises” ou “plutôt mauvaises”, d’après une étude réalisée par la NHK. Ces chiffres soulignent à quel point leur ancienne colonie bénéficie d’une cote de popularité très élevée dans un contexte où le voisin chinois est perçu comme une menace.
Il est vrai que cela n’a pas toujours été vrai et que la détérioration de l’image de la Chine ces dernières années a profité à Taïwan au point qu’aujourd’hui les dirigeants politiques japonais font de la sécurité de Taïwan un élément fondamental de la défense de leur propre pays. Dans le document de la Stratégie de sécurité nationale publié en 2022, il est notamment stipulé que “Taïwan est un partenaire extrêmement important et un ami précieux du Japon, avec lequel le Japon partage des valeurs fondamentales… La paix et la stabilité à travers le détroit de Taïwan sont des éléments indispensables à la sécurité et à la prospérité de la communauté internationale…” Tôkyô attache donc une grande importance à ses relations avec Taipei. Les médias japonais ne manquent pas non plus de rapporter les diverses actions menées par l’armée chinoise autour de Taïwan et de rappeler la proximité géographique avec Taïwan puisqu’il n’y a qu’une centaine de kilomètres de distance entre le territoire taïwanais et la première île japonaise au sud d’Okinawa. Dès lors, en cas d’intervention chinoise, le Japon se sentirait lui-même menacé. Dans le même texte de 2022, il était également indiqué que “la Chine cherche à créer un fait accompli où l’armée chinoise opère en permanence et améliore ses capacités de combat réelles. En outre, la Chine a lancé neuf missiles balistiques le 4 août 2022, dont cinq ont atterri dans la zone économique exclusive (ZEE) du Japon. Cela a été perçu comme une menace pour les résidents locaux.”
Pour bien comprendre pourquoi Taïwan est essentiel à la sécurité du Japon, il est important de comprendre le rôle de la géographie dans la définition de ses intérêts stratégiques fondamentaux. Taïwan se trouve au cœur des détroits de Taïwan et de Luçon, deux lignes de communication maritimes stratégiques dont le Japon dépend pour sa subsistance économique et, par extension, pour sa survie. Le Japon est l’un des pays qui consomment le plus d’énergie au monde. En 2022, le Japon dépendait des importations pour 97 % de sa production d’énergie, principalement du pétrole brut et du gaz naturel liquéfié (GNL). La même année, le Japon a dépassé la Chine pour devenir le premier importateur mondial de GNL, malgré une baisse de 3 % des importations d’énergie. Il est important de noter que 90 % des importations d’énergie du Japon proviennent du Moyen-Orient et sont transportées par voie maritime, dont 80 % passent par le détroit de Taïwan. Ces chiffres soulignent qu’il est primordial pour Tôkyô de garantir un accès libre et sans entrave à ces ressources stratégiques vitales. C’est ce qui explique pourquoi les autorités japonaises ont fait du principe de “l’espace Indopacifique libre et ouvert” (Free and Open Indo-Pacific, FOIP) un des fondements de leur politique étrangère qu’ils défendent en toutes occasions et qui motive la plupart de leurs récents accords de sécurité.
Depuis que Tôkyô a reconnu Pékin comme représentant unique de la Chine en 1972, il n’entretient plus de relations diplomatiques avec Taipei, ce qui explique aussi sa prudence en matière d’engagement militaire vis-à-vis de Taïwan. Pourtant, quand ils ne sont plus au pouvoir, les anciens dirigeants japonais ne cachent pas leur attachement à la sécurité de Taïwan. Ce fut le cas de feu le Premier ministre Abe Shinzô qui a déclaré en 2021 que le Japon et les Etats-Unis ne pourraient pas rester les bras croisés si la Chine attaquait Taïwan. “Une situation d’urgence à Taïwan est une situation d’urgence au Japon et donc une situation d’urgence pour l’alliance américano-japonaise”, a-t-il affirmé. En 2023, un autre ancien Premier ministre Asô Tarô a estimé que le Japon devrait “être le tout premier” à montrer qu’il disposait de capacités de défense de Taïwan.
Même si les Japonais sont de plus en plus sensibilisés aux questions de défense en raison de la montée des tensions internationales, leur intérêt à l’égard de Taïwan est aussi motivé par les valeurs communes que les deux pays partagent, en particulier les valeurs démocratiques sur lesquelles les responsables politiques insistent beaucoup pour justifier leurs prises de position que certains pourraient juger belliqueuses vis-à-vis de la Chine et plus récemment de la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine. Japonais et Taïwanais sont sur la même longueur d’onde en la matière et cultivent les échanges politiques sur cette base en opposition à l’autoritarisme en place du côté de Pékin. Aussi lorsque les Chinois prennent des mesures destinées à affaiblir Taïwan, le Japon tente de contrebalancer les effets négatifs comme, en 2021, lorsque la Chine a suspendu les importations d’ananas taïwanais et que Tôkyô a répondu en achetant les cargaisons de ces fruits.
Après le puissant tremblement de terre qui a frappé la côte orientale de Taïwan, notamment la ville de Hualien en avril 2024, les autorités locales et les citoyens japonais ont organisé des campagnes de collecte de fonds en souvenir de la mobilisation taïwanaise au moment du séisme et du tsunami du 11 mars 2011 (voir Zoom Japon n°9, avril 2011). Hualien ayant ensuite souffert d’une baisse du tourisme, les représentants japonais à Taïwan ont encouragé les Japonais expatriés sur l’île à visiter la ville. La volonté manifeste des Japonais de se rapprocher des Taïwanais est largement motivée par des facteurs récents plus que par leur histoire commune dont ils ne mesurent pas toute la portée. C’est ce qui les distingue des Taïwanais beaucoup plus sensibles à ce sujet. Aujourd’hui, Taïwan apparaît davantage comme une mode que comme une tendance importante pour bon nombre de Japonais. Ces derniers n’ont sans doute pas pris toute la mesure de l’enjeu que représente Taïwan pour leur avenir même si plus de trois quarts d’entre eux s’en sentent proches.
Odaira Namihei