La création du Musée national de la bande dessinée dans l’ancienne capitale est un marqueur important.
Il y a plus d’un demi-siècle, lorsque les mangas japonais piratés ont envahi le marché taïwanais, ils étaient considérés comme des “livres d’images” qui faisaient perdre du temps. Les parents ont toujours essayé d’en éloigner leurs enfants, mais en vain. Ces derniers se rendaient dans les librairies de location après l’école et se laissaient tenter par des étagères remplies de bandes dessinées, ou se cachaient sous la couverture pour les lire après l’heure du coucher.
Aujourd’hui, l’engouement pour les mangas japonais reste vif. Selon les statistiques, Taïwan est le troisième plus grand marché après le Japon et la France, suivi par les Etats-Unis et la Corée du Sud. En outre, le marché mondial de la bande dessinée représentait 13,9 milliards d’euros et devrait atteindre 24,1 milliards d’euros au cours de la prochaine décennie. Face à ce phénomène, le gouvernement taïwanais a ressenti le besoin de créer un centre de la bande dessinée pour les dessinateurs locaux qui ont longtemps eu du mal à trouver les moyens de s’exprimer.
En 2017, l’ancien maire de la ville de Taichung, Lin Chia-Lung, a évoqué pour la première fois l’idée d’ouvrir un musée de la bande dessinée dans sa ville. Le projet est resté en plan jusqu’à l’année dernière. Le 1er avril 2023, Shih Che, ancien ministre taïwanais de la Culture, a annoncé que la prison de Taichung accueillerait le premier musée de la bande dessinée de Taïwan. En même temps, il a promis au public que ce lieu ouvrirait ses portes avant le début de 2024. “Il ne s’agit pas d’une mauvaise farce”, avait-il alors déclaré avec assurance. Normalement, il faut jusqu’à dix ans pour construire un nouveau musée. Il était donc difficile d’imaginer qu’un tel projet puisse être réalisé en huit mois. “Précisément, quatre mois”, précise Huang Shuo, directrice par intérim du bureau préparatoire du Musée national de la bande dessinée de Taïwan (NTMC), qui a pris ses fonctions au début du mois d’août 2023. Le musée de la bande dessinée désigné est situé sur le site historique de l’ancienne prison de Taichung. Construit en 1937, l’établissement était utilisé par les officiers pour pratiquer le judo et le kendo pendant l’ère coloniale japonaise. L’enceinte, qui s’étend sur près de trois hectares, comprend plus de 15 bâtiments en bois de style japonais, dont la résidence du directeur, des dortoirs pour les officiers de rang inférieur et un bain public.
“C’est un emplacement idéal pour le musée de la bande dessinée”, assure Mme Huang. “Grâce aux autorités de la ville de Taichung, tous les bâtiments ont été bien entretenus et restaurés, et l’ancienne architecture japonaise contribue à donner une idée parfaite de l’histoire de la bande dessinée taïwanaise et de ses liens avec les mangas japonais”.
Cependant, il n’a pas été facile de transformer une ancienne prison en un musée moderne de la bande dessinée, malgré le fait que les préparatifs, y compris l’attribution du site et la remise des clés, aient été effectués au préalable. “En dehors de ces bâtiments historiques, tout le reste devait être reconstruit ou restauré, y compris le sol pavé, le paysage extérieur, l’installation d’instruments de sécurité, etc.”, ajoute la directrice par intérim. N’ayant pas de temps à perdre, elle s’est immédiatement lancée dans le projet. Elle a travaillé avec ses équipes de construction et de conservation du matin au soir, tous les jours. “Il est intéressant de noter que je passais souvent par là pour enseigner dans une université voisine et que je me demandais ce qu’était ce site. Qui aurait pu penser que je finirais par travailler ici ?”, plaisante-t-elle.
Comme promis, le Musée national de la bande dessinée de Taïwan a été inauguré à la fin du mois de décembre 2023, se présentant comme le cadeau de Noël le plus prestigieux pour les amateurs de bandes dessinées. “Les bandes dessinées sont une mémoire commune qui traverse les frontières et les générations. Le musée servira d’incubateur à nos dessinateurs pour créer leurs meilleures œuvres et fera de la ville de Taichung un pôle d’attraction pour l’industrie de la bande dessinée”, a affirmé Shih Che lors de la cérémonie d’inauguration.
De nombreux dessinateurs de bandes dessinées internationalement connus et respectés ont été invités à assister à l’inauguration de cette nouvelle étape dans le développement de la bande dessinée taïwanaise, notamment Katsushima Keisuke, directeur du Musée international du manga de Kyôto (voir Zoom Japon n°137, février 2024), les dessinateurs de manga japonais Fukaya Kahoru et Arima Keitarô, ainsi qu’Isabelle Debekker, directrice du Centre belge de la bande dessinée, et le spécialiste britannique de la bande dessinée Paul Gravett. Satonaka Machiko, présidente de l’Association japonaise des artistes de mangas, a adressé ses félicitations depuis le Japon. “L’industrie taïwanaise de la bande dessinée s’est beaucoup développée au cours des dix dernières années. La bande dessinée ne connaît pas de frontières entre les pays, et je suis impatiente de nouer des liens avec les bédéistes taïwanais”, a-t-elle indiqué.
Chiba Tetsuya, président de l’Association japonaise des mangaka et auteur de nombreux mangas, a exprimé ses sentiments mitigés à l’égard de l’ouverture du musée. “Lorsque j’ai appris que le musée serait installé sur le site d’une ancienne prison de l’ère coloniale japonaise, j’ai ressenti un pincement au cœur. En même temps, je suis ravi de voir que la culture de la bande dessinée est hautement appréciée au niveau national à Taïwan et qu’elle sera correctement préservée dans cet établissement bien restauré”.
Avec son cadre original et son entrée gratuite, le Musée national de la bande dessinée de Taïwan est rapidement devenu l’une des attractions touristiques les plus populaires de la ville de Taichung. Il est courant de voir les gens attendre patiemment dans une longue file d’attente à l’extérieur des galeries pour avoir un aperçu des expositions, car il est obligatoire de se déchausser pour entrer dans ces bâtiments climatisés de style japonais. “Je voudrais voir si je peux trouver les œuvres que je lisais quand j’étais petite, quelque chose du bon vieux temps”, témoigne une jeune visiteuse. “Autrefois, nous lisions surtout des mangas japonais. C’est passionnant de voir que nous avons maintenant notre propre base pour les bandes dessinées taïwanaises et je suis ici pour soutenir le musée”, affirme un autre visiteur.
Contrairement à un musée traditionnel, le NTMC a ouvert stratégiquement la partie est de son parc pour une période d’essai, principalement pour présenter des expositions sur le thème de la bande dessinée et proposer diverses activités, pendant que le bâtiment principal, situé au nord, est encore en construction. L’ouverture officielle de l’ensemble du musée est prévue pour 2029.
Le musée compte plus de 15 000 pièces de collection de bandes dessinées, dont des manuscrits originaux de dessinateurs locaux, des mangas japonais anciens et nouveaux, des films d’animation et des magazines de bandes dessinées.
L’une des pièces maîtresses du musée est le premier héros de bande dessinée de Taïwan, Jhuge Shiro. Ce jeune héros, vêtu de rouge et coiffé d’un chignon, a été créé par Yeh Hong-Chia, le plus célèbre dessinateur local. Ses bandes dessinées de héros en série ont pris d’assaut les rues de 1958 à 1970. A l’occasion du 100e anniversaire de l’artiste, une exposition présente plus de 100 planches originales, offertes par son fils.
Outre la galerie consacrée aux bandes dessinées, ce site historique offre de nombreuses attractions pour les amateurs de bandes dessinées, qu’il s’agisse de feuilleter les livres dans la bibliothèque, de s’imprégner de bandes dessinées dans l’établissement de bains, ou simplement de se promener dans le parc.
La cour extérieure, propre et tranquille, est agrémentée d’un pittoresque lac miroir et d’un éventail de boutiques et de cafés, dont le salon de thé japonais Hanami, le restaurant de ramen décontracté Jia et le populaire magasin de glaces italiennes Wu Tian, sous le magnifique bougainvillier. Les banians du parc constituent également un paysage qui attire l’attention. Ils ont été plantés par les officiers de la prison japonaise lorsqu’ils s’y sont installés. Au fil des décennies, l’un d’entre eux, situé au centre du parc, a pris de l’épaisseur et de la hauteur. Ses racines pendent et s’enroulent autour des briques et des fenêtres brisées d’une maison abandonnée qui s’est effondrée, tel un monstre arboricole vivant tiré d’une bande dessinée d’horreur.
Il n’a pas encore été révélé qu’un scooter abandonné se trouve à l’intérieur d’un autre banian, si quelqu’un est assez curieux pour le découvrir.
Jo Chen