La question de l’atome est centrale dans l’émergence de Godzilla. Mais son traitement montre les limites du débat.
Lorsque l’on parle de Godzilla, on ne peut pas faire l’impasse sur la question nucléaire. Après tout, la création du personnage a été fortement influencée par un incident réel qui a rappelé à tout le monde Hiroshima et Nagasaki. Zoom Japon s’est entretenu avec Yamamoto Akihiro sur les attitudes contradictoires du Japon d’après-guerre à l’égard de l’énergie nucléaire, telles qu’elles apparaissent notamment dans la série des films de Godzilla. Professeur associé au département de culture générale de l’université d’études étrangères de la ville de Kôbe, il est spécialisé dans l’histoire du Japon moderne et l’histoire culturelle des médias. Il a beaucoup écrit sur la question nucléaire au Japon, notamment dans le livre Kaku to Nihonjin : Hiroshima, Gojira, Fukushima [Les Japonais et le nucléaire : Hiroshima, Godzilla, Fukushima] publié en 2015 chez Chûô Kôron Shinsha.
Dans l’immédiat après-guerre, la bombe atomique et l’énergie nucléaire étaient des symboles de puissance au Japon, mais peu de gens parlaient des risques qu’elles représentaient.
Yamamoto Akihiro : Après la guerre, le Japon était occupé par les puissances alliées, de sorte que toutes les informations étaient soumises à la censure. Par exemple, des chercheurs des universités de Tôkyô, Kyôto et Kyûshû ont étudié l’exposition aux radiations à Hiroshima et Naga-
saki. Cependant, les informations étaient détenues par le GHQ et les résultats n’ont été révélés qu’après la fin de l’occupation. En d’autres termes, entre 1945 et 1952, les discussions sur l’énergie nucléaire n’étaient autorisées que si elles étaient perçues de manière positive. Cela a inévitablement déterminé l’attitude des gens sur cette question. Ils n’avaient pas accès à des informations fiables sur les aspects négatifs de l’énergie nucléaire. Pour eux, l’énergie nucléaire symbolisait la façon dont la science pouvait conduire le monde vers un avenir radieux.
En fait, le monde entier semblait partager cette attitude. Immédiatement après la défaite du Japon, des négociations ont eu lieu aux Nations unies entre l’Union soviétique et les Etats-Unis sur la manière de gérer l’énergie nucléaire. On attendait beaucoup des Nations unies pour qu’elles contribuent à l’utilisation pacifique de l’atome. Comme vous le savez, cela ne s’est pas produit, mais il n’en reste pas moins qu’au début de la période d’après-guerre, les opinions des gens étaient influencées par la situation internationale (y compris la censure) et la foi dans la science et le progrès.
Dans votre livre, vous montrez comment cela a eu un impact concret sur la culture pop japonaise.
Y. A. : L’énergie nucléaire apparaît dans les mangas et les anime de deux manières différentes. D’une part, elle est utilisée comme un symbole de grande force et de puissance destructrice. Par exemple, dans le manga de judo Igaguri-kun de Fukui Eiichi, qui a commencé à être publié en série en 1952, le rival du protagoniste utilise un mouvement spécial appelé “jet de bombe atomique”. Pour les lecteurs, cependant, ce nom ne véhicule aucune image négative. Le manga Pikadon-kun de Murotani Tunezô paru en 1951, est un autre exemple. Dans cette œuvre, le protagoniste est appelé Pikadon parce qu’il met tout sens dessus dessous lorsqu’il panique. Cependant, “pikadon” est aussi un terme qui fait référence à la bombe atomique, mais dans ces histoires, les souvenirs tragiques de la bombe A sont absents.
L’autre façon de présenter l’utilisation de l’énergie nucléaire est de montrer qu’elle rend un personnage plus fort. L’exemple le plus connu est bien sûr Astro, le petit robot (Tetsuwan atomu) de Tezuka Osamu. Cependant, pendant l’occupation, il existait des histoires similaires antérieures à l’œuvre de Tezuka, comme Chôjin Atomu et Atomu Shônen, dans lesquelles le protagoniste a le pouvoir de vaincre les lutteurs de sumo. L’explication scientifique de sa force est qu’il a été exposé à la bombe atomique, de sorte que le bombardement nucléaire a été transformé en un événement positif.
Toutefois, face aux risques d’une guerre nucléaire et à la crainte des essais nucléaires, comment l’attitude des Japonais a-t-elle changé ?
Y. A. : Pour les Japonais, la guerre de Corée, qui s’est déroulée juste à côté de notre pays, a été un événement considérable. Cinq ans seulement s’étaient écoulés depuis la fin de la guerre, mais le général MacArthur évoquait la possibilité d’utiliser la bombe atomique contre la Chine. Puis, en 1952, le Japon a retrouvé sa souveraineté. La liberté d’expression s’est alors installée et de nombreuses personnes ont pris conscience des aspects négatifs de l’énergie nucléaire. En ce qui concerne les essais nucléaires, qui sont également à l’origine de la naissance de Godzilla, il s’agissait d’une époque où les Etats-Unis et le Royaume-Uni procédaient à des essais nucléaires dans le Pacifique Sud, et le Japon s’y opposait clairement.
En ce qui concerne la guerre nucléaire, le facteur le plus important dans les années 1950 a été Spoutnik, le premier satellite lancé par l’Union soviétique en 1957. Le fait que l’Union soviétique ait réussi à lancer un satellite signifiait qu’elle pouvait également lancer des missiles. En 1945, des avions avaient largué des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, mais il suffisait désormais d’appuyer sur un bouton pour atteindre un lieu éloigné. La situation a atteint son paroxysme lors de la crise des missiles de Cuba en 1962. C’est également à cette époque que le mouvement pacifiste japonais a commencé à prendre de l’ampleur.
Sorti en 1954, Godzilla a été surnommé le monstre de la bombe à hydrogène parce qu’il raconte l’histoire d’un dinosaure du Jurassique chassé de son habitat par des essais répétés de bombes à hydrogène. Abe Kazunosuke, qui a dessiné la première version du monstre pour ce film, a même proposé une tête en forme de champignon atomique, et la peau caractéristique du monstre aurait été inspirée par des cicatrices chéloïdes. Quel a été l’impact du film sur les Japonais ?
Y. A. : Le film a certainement eu une forte influence sur le public japonais. Il peut être considéré comme le côté sombre de la question nucléaire. Astro, le petit robot représente le côté lumineux de l’avenir nucléaire, tandis que Godzilla symbolise son pouvoir destructeur et le passé tragique du Japon. Le monstre attaque Tôkyô la nuit, et ces scènes rappellent clairement les raids aériens de 1945. Après tout, neuf ans seulement se sont écoulés depuis la fin de la guerre.
Le deuxième point important concerne les radiations émises par le monstre. Comme vous le savez, elles sont directement inspirées de l’essai nucléaire de Bikini et d’un incident au cours duquel un bateau de pêche japonais a été exposé aux radiations des retombées radioactives (voir pp. 4-6). Godzilla a réussi à incarner les craintes que de nombreuses personnes partageaient à l’époque. C’est aussi un film très bien fait, meilleur que ce que les réalisateurs pensaient qu’il serait (voir pp. 7-9). Il n’est donc pas étonnant qu’il soit devenu un grand succès.
Un autre élément remarquable du film est que lorsque le monstre arrive, l’Amérique ne vient pas en aide du Japon, tandis que les forces d’autodéfense japonaises ne font pas le poids. En fin de compte, c’est une nouvelle arme conçue par un scientifique japonais qui vient à bout de Godzilla. Dans les décennies suivantes, les gens ont remis en question les effets négatifs du progrès scientifique, mais dans les années 1950, la fin de Godzilla était en phase avec les sentiments de nombreux Japonais.
Faisons un bond en avant jusqu’aux années 1980. Le film Le Retour de Godzilla (Gojira), sorti en 1984, marque un retour aux origines effrayantes de Godzilla. Cependant, tout au long de la décennie suivante et jusqu’à Godzilla contre Destoroyah (Gojira VS Desutoroia, 1995), le monstre commence à absorber les radiations et à les convertir en énergie, comme dans le film de 1984, lorsque Godzilla attaque une centrale nucléaire sans faire de réels dégâts. Que pensez-vous de cette nouvelle ère de Godzilla ?
Y. A. : Comme vous l’avez souligné, après la phase mignonne et enfantine de la décennie allant du milieu des années 1960 au milieu des années 1970, Godzilla a été remodelé pour devenir une menace pour l’humanité. Je trouve que le fait que le monstre absorbe des matières radioactives et les transforme en énergie est une chose très japonaise. D’un côté, les producteurs voulaient faire un film d’horreur. Cependant, ils ne voulaient pas mettre en évidence les dommages causés par les radiations parce qu’ils cherchaient avant tout à divertir les gens. En outre, le Japon possédait – et possède toujours – de nombreuses centrales nucléaires, et je suppose qu’ils voulaient éviter de montrer l’industrie nucléaire sous un jour négatif.
Je dirais que l’on peut diviser la série Godzilla en trois phases principales : l’effrayante époque de 1954, les années 1980 et le nouveau cycle commencé par Shin Godzilla d’Anno Hideaki et Higuchi Shinji (2016), dans lequel le monstre est à nouveau une centrale nucléaire à la dérive.
En 1986, un accident nucléaire s’est produit à Tchernobyl. Malgré cela, l’opinion publique japonaise n’a pas évolué de manière significative en faveur de l’abolition de l’énergie nucléaire. Comment cela se fait-il ?
Y. A. : Pour de nombreux Japonais, Tchernobyl semblait bien loin, même si, après cette catastrophe, l’opinion publique s’est fortement mobilisée contre le nucléaire. Mais ce mouvement a été de courte durée. Je dirais qu’elle a duré deux ou trois ans. Il y a plusieurs raisons à cela. D’une part, le mouvement antinucléaire est surtout né dans les milieux musicaux et contre-culturels. Les musiciens de rock populaires ont commencé à ajouter des messages émotionnels dans leurs chansons, de sorte que, dans un sens, le message antinucléaire a été consommé comme une tendance. L’économie japonaise se portait également très bien, et les messages antinucléaires sont devenus des produits de base dans la culture de consommation des jeunes.
Bien entendu, le mouvement antinucléaire s’appuyait sur les médias de masse tels que les magazines de rock, les mangas, etc. Or, l’empereur Shôwa est mort en janvier 1989 et les médias locaux sont entrés dans une phase de retenue. Cette disparition soudaine des moyens de diffusion des opinions antinucléaires a également entraîné le fléchissement du mouvement.
En outre, comme je l’ai mentionné, c’était l’époque de la bulle économique, et l’on craignait que l’arrêt des centrales nucléaires ne mette un terme à la croissance du Japon. C’est un point très important lorsque l’on considère l’énergie nucléaire comme une théorie de la civilisation, bien qu’il soit difficile de dire si les centrales nucléaires sont liées à la croissance économique. Bien sûr, le lobby nucléaire a insisté sur le fait que les centrales nucléaires étaient indispensables à la croissance de l’économie.
Comme vous l’avez mentionné, la troisième ère importante de Godzilla a commencé en 2016 avec la sortie de Shin Godzilla. Dans ce film, le monstre est également considéré comme une métaphore de la catastrophe nucléaire de 2011 à Fukushima.
Y. A. : Fukushima (voir Zoom Japon n°10, mai 2011) était clairement dans l’esprit d’Anno Hideaki et Higuchi Shinji. Pensez à la dernière scène. Godzilla est finalement gelé et arrêté près de la gare de Tôkyô. Cependant, on ne sait pas si et quand il pourra à nouveau se déplacer. Je pense que tous ceux qui ont regardé Shin Godzilla en 2016 ont eu l’impression d’une centrale nucléaire qui n’avait pas encore été arrêtée. C’est juste une métaphore pour le drame en cours à Fukushima. En fait, à ce jour, il n’est pas encore terminé. A cet égard, le réalisateur a envoyé un message fort.
Par ailleurs, il est expliqué dans le film que les matières radioactives dispersées par Godzilla ont une durée de vie très courte de 20 jours et que leurs effets sur le corps humain disparaissent au bout de deux ou trois ans. Qu’en pensez-vous ?
Y. A. : C’est le même problème que j’ai souligné à propos de la série dans les années 1980. Il serait choquant que Godzilla, figé en plein milieu de Tôkyô, continue d’émettre des radiations. La société de production a probablement pensé qu’il serait trop déprimant d’interdire l’entrée dans la capitale et sa région pendant une longue période, comme à Tchernobyl, et a donc facilement écarté les effets des radiations sur l’environnement. Encore une fois, c’est typique de la pensée japonaise. Ils soulignent le problème, avant d’essayer d’en minimiser les conséquences.
Dans Shin Godzilla, ils se concentrent également sur l’utilisation possible d’armes nucléaires, c’est-à-dire sur le fait de bombarder Tôkyô ou non, afin de détruire le monstre. Pour moi, ce qui est frappant, c’est qu’ils parlent de ce sujet plus directement et avec plus d’insistance que dans n’importe quel autre film mettant en scène Godzilla.
Dans le passé, ils n’ont jamais évoqué l’éventualité que les Etats-Unis larguent une bombe nucléaire sur le Japon. Ce qui me semble remarquable, c’est que le débat ne met en scène que des hommes politiques. Dans le premier film en 1954 et dans le film de 1984, une plus grande partie de la société était impliquée. Dans Shin Godzilla, au contraire, tout le débat se limite au gouvernement et aux forces d’autodéfense, comme si seul le point de vue des élites valait la peine d’être montré.
Ne pensez-vous pas que même après Fukushima, l’opposition du public à l’énergie nucléaire a été un peu plus faible que prévu ?
Y. A. : En effet, après un accident d’une telle ampleur, je m’attendais à une plus grande mobilisation. Aujourd’hui, après une dizaine d’années seulement, les centrales nucléaires fonctionnent à nouveau normalement et les gens se demandent si un autre tremblement de terre va se produire ou non (voir Zoom Japon n°139, avril 2024). Cela montre à quel point la situation est difficile au Japon. Ce pays est obsédé par le mythe de la croissance économique. Nous ne pouvons pas arrêter les centrales nucléaires, sinon de nombreuses personnes perdront leur emploi, et nous devons donc supporter la pression du monde des affaires. C’est une sorte de maladie, un héritage négatif du Japon de l’après-guerre : l’idée que nous ne pouvons pas ralentir mais que nous devons devenir de plus en plus riches. Ce que ces gens disent, c’est qu’au lieu de penser à l’avenir, il vaut mieux profiter du présent, et quoi qu’il arrive plus tard, eh bien, nous serons déjà morts.
Propos recueillis par G. S.